Ce lundi s’ouvre à Strasbourg la dernière session plénière du Parlement européen cette année. La transhumance mensuelle des parlementaires pose régulièrement la question de l’opportunité de maintenir deux sièges. Strasbourg ne renonce pas à ses prérogatives, aligne les arguments en sa faveur, mais connaît ses faiblesses.
Correspondante à Strasbourg
Robert Grossmann s’étonne que la conversation tourne autour de son caractère réputé volcanique plutôt que sur une politique municipale, dont il reste l’une des figures incontournables. L’homme, invité d’un déjeuner du Club de la presse de Strasbourg, vient de sortir un livre intitulé "A mots découverts" où il fait le bilan d’une mandature menée en tandem avec Fabienne Keller qui fut maire de la ville avant que celle-ci ne passe à gauche en 2008. "Et puis, poursuit Robert Grossmann,comment se fait-il que ce que je révèle à propos des menaces qui pèsent sur le Parlement européen ne fasse pas plus de bruit ?"
Un passage y révèle, en effet, que deux personnalités "amies" de Fabienne Keller et Robert Grossmann, à savoir Simone Weil et Michel Barnier, leur ont annoncé, dans la confidentialité du salon vert de l’hôtel de ville, que "le Parlement ne pourra rester à Strasbourg, on ne peut pas le dire publiquement mais c’est inéluctable, il faut vous y attendre "
Un choc, confie l’ancien maire adjoint de la ville. "Entendre cela de la bouche d’une ancienne présidente du Parlement européen qui, par parenthèse, n’avait jamais voulu, du temps de sa présidence, s’installer à Strasbourg... Entendre aussi le ministre des Affaires étrangères en exercice nous l’exprimer de cette manière, c’était comme deux coups dans le ventre que nous avons encaissés en réprimant la douleur." On était en 2001 et 2004.
Depuis, ce qu’on appelle ici les "tirs de snipers" contre Strasbourg n’ont pas cessé : harcèlements juridiques, petites bagarres autour d’un règlement jusqu’à une pétition baptisée "One seat" initiée par des eurodéputés et signée par un million de citoyens parmi lesquels - il est vrai - des noms aussi farfelus que Mickey Mouse Et puis, la semaine dernière, nouveau coup dur avec la décision d’investir la nouvelle Commission européenne, non pas lors d’une plénière à Strasbourg, mais le 26 janvier lors d’une mini-session à Bruxelles organisée pour l’occasion. Colère unanime des politiciens alsaciens mais en ordre dispersé.
"Inacceptable" , s’insurge l’ancienne maire de droite, Fabienne Keller, dans une lettre à Nicolas Sarkozy, tandis que le maire socialiste, Roland Ries, écrit au président du Parlement européen Jerzy Buzek pour lui faire part de son "inquiétude croissante"face à une "forme de renoncement" . Il se dit "prêt à adapter (ses) services et à mettre ses moyens à la disposition du Parlement, au cas où il déciderait de siéger à Strasbourg une semaine entière fin janvier" .
Jerzy Buzek n’est pas hostile à la capitale alsacienne. Lors de la rentrée de septembre, le Polonais s’est personnellement rangé à ses côtés dans ce qu’on appelle"la guerre des sièges" entre Bruxelles et Strasbourg. Une première par rapport à ses prédécesseurs qui préféraient prudemment se retrancher derrière les traités instituant la capitale alsacienne comme seul siège officiel du Parlement européen, statut dont elle ne peut être détrônée qu’à la faveur d’une décision unanime des vingt-sept Etats membres de l’Union.
Argument de ce natif de Silésie, la dimension symbolique d’une ville de réconciliation dont il a mis en exergue les similitudes avec sa propre région : terre déchirée passée aux mains des uns et des autres avant d’être aujourd’hui apaisée.
Du côté des associations strasbourgeoises de défense du siège, c’est souvent à cette dimension symbolique qu’on s’accroche pour défendre la ville face à une Bruxelles qualifiée de "bureaucratique" , à laquelle le Parlement ferait bien de renoncer pour s’installer une fois pour toutes, avec armes et bagages, à Strasbourg. Un discours parfois agressif auquel Roland Ries refuse de souscrire. "Il faut enterrer la hache de guerre, confie-t-il. Je rencontre régulièrement les maires de Bruxelles et de Luxembourg pour voir ce qu’il est possible de mettre en place. L’Europe représente 500 millions de citoyens, incarner sa gouvernance en un seul pôle n’est pas forcément la solution."
L’homme veut sortir des "guerres picrocholines" en arguant que les éternelles chamailleries "c’est chez moi, pas chez les autres" - même s’il préférerait que l’investiture de la Commission se passe "chez lui" - "agacent tout le monde" .
Pour Roland Ries, une Europe multipolaire peut s’ancrer sur trois villes : Bruxelles, capitale exécutive; Luxembourg, capitale judiciaire et Strasbourg, capitale législative, qui plus est symbole de culture et démocratie puisqu’elle compte en ses murs le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme. "Il y a l’Europe à Strasbourg et l’Europe DE Strasbourg" , martèle-t-il régulièrement, en insistant sur une dimension citoyenne qu’il veut promouvoir intra muros par le développement de la démocratie participative. Certes, mais une chose est de dire, une autre est de faire et de faire savoir. Alors, quelles sont les actions mises en place ?
"Pendant longtemps, la réconciliation franco-allemande a été un argument puissant en notre faveur, mais les générations passent, le mur de Berlin est tombé et, aujourd’hui, il faut actualiser le discours" , déclare Roland Ries. Un nouveau cheval de bataille est ainsi apparu sur les rives du Rhin : l’eurodistrict, un espace de coopération transfrontalier qui réunirait la communauté urbaine de Strasbourg et l’Ortenau allemand, portant la population globale à près d’un million d’habitants. L’entité ainsi formée pourrait alors accéder au statut de métropole avec le rayonnement et les avantages y afférant.
Roland Ries ainsi veut faire de sa ville un "laboratoire européen transfrontalier" en matière de transports, de culture, de sports, de soins de santé, de démarches administratives, etc. La politique urbanistique de la ville mise en place sous la législature précédente, et qu’il poursuit, concrétise d’ailleurs cette volonté.
Après avoir pendant des décennies tourné le dos au Rhin, Strasbourg se déploie vers l’Est, investit dans de grands projets des friches industrielles et tend la main à la petite ville allemande de Kehl. Une réflexion donc, une volonté de faire évoluer le discours et rayonner plus largement la ville. Mais reste la question de savoir si l’enjeu a du sens pour les Strasbourgeois...
Pour François-Gilles Le Theule, directeur du Centre des études européennes à l’Ecole nationale d’administration (ENA), il n’y a pas photo. Le Parlement européen à Strasbourg c’est un plus pour son centre, pour Strasbourg et pour l’Europe. "Se tient ici, chaque mois, LE séminaire de ce qui est devenu l’institution forte de l’Union , déclare-t-il. Le Parlement est une vraie machine à décider, il travaille à une vitesse incroyable et ses sessions strasbourgeoises en font une capitale européenne visible où se succèdent des votes essentiels. Bruxelles n’a pas la même unité de lieu et de temps, sa dimension communautaire est plus diffuse."
François-Gilles Le Theule mesure l’importance que revêt pour son centre la venue mensuelle des eurodéputés à Strasbourg. "Observateurs de premier plan, nous sommes au contact direct des praticiens , dit-il. C’est une plus value pour nos étudiants. Le rythme des sessions est par ailleurs très structurant et s’inscrit contre une centralisation des instances de l’Union, aspect auquel les eurodéputés issus de l’ancien bloc de l’Est peuvent être sensibles." Strasbourg européenne est donc un enjeu pour ses édiles et pour ceux qui y ont l’Europe à cœur.
Reste que le Strasbourgeois "de la rue" y semble largement indifférent, à l’exception du secteur de l’hôtellerie-restauration directement concerné. Certes, les drapeaux bleus étoilés fleurissent ici un peu plus qu’ailleurs et l’étiquette européenne est appliquée à moult événements ou associations, mais quant à dire que la mise en cause du siège toujours plus agressive ou même la question de l’eurodistrict galvanisent la population, il n’y a pas qu’un pas, il y a des enjambées ! "On ne peut nier un indéniable conservatisme alsacien, une tendance au repli sur soi" , regrette Robert Grossmann, qui trouve par ailleurs que sa ville "mérite mieux qu’un eurodistrict" , mais reconnaît que pour lui donner un véritable rayonnement, il faudrait que les médias nationaux concèdent un minimum de place aux événements qui s’y déroulent.
Face à la fronde d’un nombre toujours croissant d’eurodéputés irrités par les transhumances mensuelles, Strasbourg aurait besoin de se forger une stature internationale qui fasse que se passer d’elle serait une aberration pour l’Europe et surtout pour ses citoyens. Mais ce n’est pas simple dans un pays par essence jacobin où Paris a bien l’intention de rester toujours Paris ! Il est vrai cependant qu’un contrat triennal lie l’Etat aux collectivités territoriales afin de permettre à la ville de s’affirmer comme capitale européenne. Signé en septembre dernier, le dernier porte sur 244 millions d’euros dont 177 à charge de l’Etat. Parmi les nombreux objectifs, améliorer l’accessibilité de la ville. A partir de Bruxelles et Luxembourg en tout cas, c’est effectivement un vaste défi !
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