Cher monsieur Bastian,

Il y a des événements qui s’inscrivent dans l’histoire de manière intemporelle.

Ceux que nous allons évoquer en sont une illustration éloquente.

 

Mais commençons par cette évidence :

 

Nous ne pouvons nous exprimer que parce que vous avez agi.

La parole n’est que l’ombre de l’acte.

Et c’est dans votre ombre que nous nous exprimons ce soir.

Sans vous, sans vos actes, pas de paroles, pas de mots, pas d’expression libre.

 

Mais c’est parce que vous avez agi que nous avons le devoir de parler.

 

Nous vous devons la liberté.

Permettez moi, dans ce VOUS, d’associer tous vos camarades, mais aussi tous ceux qui, dans tant de circonstances différentes, voulaient une France Libre et qui ont combattu pour elle.

 

La liberté est devenue aujourd’hui si ordinaire qu’on ne la perçoit presque plus et que l’oubli risquerait de gagner si nous ne tentions pas de temps en temps, comme aujourd’hui, de la réveiller, de nous réveiller.

La liberté, nous en bénéficions sans toujours mesurer le prix que vous avez payé pour nous l’offrir.

 

Jean Jacques Bastian, vous incarnez les sacrifices de l’Alsace, son courage et ses drames.

Vous êtes le vivant symbole du prix de la Liberté.

 

Nous sommes réunis aujourd’hui en cet hôtel de ville, avec le maire de Strasbourg, pour vous honorer, et nous sommes autour de vous pour que jamais l’oubli ne s’installe en nos mémoires.

 

1940…Vous avez 16 ans. C’est la guerre.

L’Alsace est annexée.

La France en est effacée.

Vous ne pouvez vous y résoudre. Vous ne l’acceptez pas.

De retour en Alsace après votre évacuation en Touraine puis dans le Bordelais avec votre jeune sœur et votre maman, veuve, votre cœur est dans le malheur, vous êtes bouleversé, vous êtes révolté.

 

Vous ne pouvez oublier ce qui correspond au très fond de votre être, de votre conscience : votre promesse d’éclaireur unioniste : « Je m’engage à servir de mon mieux Dieu, mon prochain et ma patrie »

Votre patrie c’est la France et l’amour de la patrie vous habite.

 

Quel est le climat dans cette Alsace annexée par la force au troisième Reich, ce Reich qui devait durer au moins mille ans selon ses promoteurs ?

Quelle est la terrible situation pendant ces années de guerre ?

Innombrables sont les témoignages et les faits historiques qui évoquent sa nazification imposée par la violence et l’anéantissement de son âme.

N’oublions pas que c’est en Alsace que furent installés deux camps de concentration, l’un, terrible, au Struthof, l’autre à Schirmeck où vous serez détenu.

 

Pour évoquer l’ambiance de cette période je veux me contenter de citer un extrait du discours du Gauleiter nazi, Robert Wagner :

« Si un alsacien vient et me déclare : « je ne suis pas un allemand, mais je suis français, c’est à dire que je me considère comme français, je ne puis que lui dire : Tu n’es pas un français, tu es un traitre allemand. Tu es un traitre à ton nom, à ta langue, à ta nationalité, à ton sang, bref à ta propre nature, à ta destinée (…) Aussi devras-tu comprendre qu’on se débarrasse rapidement de toi, comme aujourd’hui dans le monde entier on se débarrasse rapidement de tous les traitres. »

Voilà la théorie des races, Blut und Boden. 

Voila la négation de l’individu.

Voilà qui démontre que le combat pour la France c’est aussi de manière universelle le combat pour les droits de l’Homme.

 

Vous, Jean Jacques Bastian, aux cotés de Marcel Weinum et de tous vos camarades de la Main Noire, vous avez décidé de ne pas être des traitres à votre idéal.

 

Vous n’êtes pas, en effet,  le seul adolescent à éprouver cruellement l’invasion, l’annexion et la germanisation de l’Alsace contre son gré.

Vous retrouvez votre vieil ami de l’école Saint Jean,  Aimé Martin.

Vous rencontrez André Matthis et Jean Kuntz qui vous mettent en contact avec Marcel Weinum, ce garçon de 16 ans au tempérament calme et assuré de jeune chef.

Le courant passe et ensemble vous créez un réseau de résistants.

C’est vous qui proposez le nom de ce groupe : La Main Noire.

Vous vous organisez, vous mettez au point des codes secrets, vous prenez des noms de guerre, et vous devenez Franzmann.

 

Désormais vous savez que vous engagez vos vies dans l’action patriotique que vous menez au cœur de votre ville, Strasbourg.

 

Vous êtes déterminés, vous agissez clandestinement, souvent de nuit, avec une grande efficacité, et dès lors ce sont des Croix de Lorraine peintes sur les murs, des vive la France, vive de Gaulle inscrits sur les édifices, des tracts diffusés partout :

« Alsaciens levez vous pour la révolution »

« Les allemands devront quitter la France ».

C’est aussi le caillassage des vitrines des magasins qui exhibent le buste d’Adolphe Hitler.

Ce sont enfin des actes de sabotagemultiples grâce aux munitions que vous réussissez à vous procurer.

Le fait d’arme le plus audacieux, le plus spectaculaire et naturellement le plus risqué de la Main Noire, c’est l’attentat aux grenades contre la voiture officielle du Gauleiter Robert Wagner.

Les nazis sont stupéfaits de  cette audace, ils sont irrités de rencontrer une telle résistance, ils vont tout mettre en œuvre pour identifier les auteurs de ces actes.

En un mot vous êtes une formidable organisation de résistants avec vos 15 ans, vos 16 ans, vos 17 ans, la fleur de l’âge.

 

Charles Béné, dans son livre si bien documenté : « L’Alsace dans les griffes nazies » a écrit à la fin des années 1970 :

« La main noire peut être considérée comme le plus important groupe de combattants clandestins, du type « Action » en Alsace.

Elle deviendra en quelques jours seulement, la plus redoutable organisation de lutte ouverte contre l’occupant nazi.

Elle trouve sa place en tête des groupes de résistance « Action » de France…

Ce groupe portera aux nazis les premiers coups sérieux. Il leur fera comprendre que l’Alsace n’acceptera jamais de son plein gré un rattachement au Reich allemand.

Par leur courage indomptable, leurs souffrances physiques et, pour certains le don de leur vie à la France, ces jeunes garçons ont écrit les plus belles pages d’héroïsme de l’histoire de notre province. Bien avant leur majorité, ils étaient devenus des hommes se battant pour un idéal alors cher à toute la jeunesse alsacienne, « garder l’Alsace à la France »

 

Aux cotés de Marcel Weinum, aux cotés de tous vos camarades, vous êtes une figure emblématique de ce combat.

D’ailleurs c’est vous qui prenez la responsabilité, comme second chef de la Main Noire, de la section « armements et explosifs »

Les autorités nazies de Strasbourg, au bord de la crise de nerfs, avec vos actions répétées, n’ont de cesse que de vous identifier et de vous arrêter.

C’est malheureusement ce qui va arriver et vous le racontez en détail dans le livre consacré à La Main Noire.

 

Marcel Weinum sera décapité, Ceslav Sieradzki, le jeune polonais amoureux de la France, abattu.

 

Cher monsieur Bastian, j’ai lu vos discours, j’ai lu vos textes et chaque fois j’ai été saisi par une formidable émotion tant vos témoignages sont bouleversants à propos de vos camarades suppliciés.

 

Pour les autres et pour vous les nazis organisent un procès d’exception, puis c’est le camp de Schirmeck, enfin l’incorporation de force dans la Wehrmacht.

Pour vous, cela est tout à fait insupportable.

Vous ne cessez d’être hanté par l’obligation qui vous est faite par la violence, d’endosser l’uniforme abhorré. Vous le répétez sans cesse, de manière obsessionnelle.

Une nouvelle et permanente douleur s’installe en vous et, par là même, vous vivez ce que vivent ces générations d’alsaciens qui sont ensuite si mal compris par la France.

Etre incorporé de force dans l’armée allemande est pour vous, je vous cite : « bien pire que toutes les épreuves vécues jusque là »

On vous transfère sur les fronts de l’Est, en Russie, en Ukraine, en Lettonie et en Pologne.

Le 13 février 1945 alors que les conditions de la désertion que vous avez planifiée sont enfin réunies et que vous allez les mettre en œuvre, le destin vous frappe à nouveau avec une cruauté sans nom.

 

Le destin s’est logé dans la main d’un sous officier allemand dont on ne peut pas penser qu’il était mu par l’inconscience.

Il dépose des charges de poudre à canon sur le poêle de votre baraque.

Le poêle explose. La baraque est en feu.

Vous vous jetez par la fenêtre. Vous êtes évanoui.

Vous restez  quatre semaines dans le coma.

Vous êtes aveugle pendant deux mois.

Vous perdez un œil.

Vous subirez plus de quarante opérations et greffes au visage et aux mains.

 

Résistant français, arrêté et interné dans un camp, incorporé de force dans l’armée allemande, est ce que cela n’était pas suffisant aux yeux des gouvernements de la France pour vous honorer ?

 

A toutes vos souffrance physiques, à la douleur morale, à votre mémoire tourmentée par les souvenirs de vos camarades, Marcel, décapité Ceslav, abattu sommairement, de tous les autres, réduits à combattre sous l’uniforme de la Wehrmacht, s’ajoutait la douleur de l’ingratitude.

Comment cette France à qui vous avez tant donné, pour qui vous avez tant souffert, ne vous a-t-elle pas accordé sa reconnaissance plus tôt ?

L’oubli allait être un risque, un vrai risque qui ne vous aurait pas atteint vous seulement, ni vos camarades seulement.

L’oubli aurait été ravageur pour toutes les générations qui vous ont suivi mais aussi et surtout pour celles à venir.

 

Jean Jacques Bastian, la France, aujourd’hui répare son oubli, elle vous célèbre, elle vous distingue.

Et cette réparation procède de la volonté conjointe de vos amis, de ceux qui vous aiment et qui vous admirent, de ceux qui mesurent le prix du sacrifice.

 

Mais, qui sait si la réparation se serait produite sans l’engagement exemplaire d’un intellectuel rare, Gérard Pfister qui, à la tête des éditions Arfuyen, a décidé de publier le très émouvant livre :

« Marcel Weinum et la main noire »

Je veux souligner que c’est un peu par un livre que la reconnaissance de la nation s’est déclenchée.

La force de la littérature est parfois irrésistible !

Pierre Sudreau, président de la Fondation de la Résistance, en un texte admirable qui s’y trouve, nous rappelle que, je cite : « la résistance a été un extraordinaire creuset humain : elle a révélé les hommes à eux même au delà de ce qu’ils auraient cru possible ».

Ce livre, comme souvent dans l’histoire, a provoqué la marche vers la vitalité du souvenir.

C’est alors que, le 23 octobre 2007, a eu lieu à l’hôtel de ville cette émouvante rencontre pour célébrer la Main Noire.

Vous y avez livré un discours poignant cher Monsieur Bastian.

Avec vous nous avions accueilli vos camarades : Lucien Entzmann, Jean Kuntz, Jean Voirol et René Kleinmann, qui nous a hélas quitté récemment.

C’est ce jour là que fut décidé d’installer au collège saint Etienne la plaque commémorative que nous avons mise en œuvre avec ce texte qui se passe de tout commentaire :

« En septembre 1940

à l’initiative d’élèves de la maîtrise de la Cathédrale

25 garçons de 14 à 16 ans

ont créé ici l’un des premiers réseaux de résistance en Alsace

LA MAIN NOIRE

Arrêté par la Gestapo avec ses camarades,

leur chef, Marcel Weinum, a été condamné à mort

et décapité le 14 avril 1942. Il avait 18 ans.

 

« Si je dois mourir, je meurs avec un cœur pur. »

M.W.

 

C’est sans nul doute ce livre et notre rencontre qui furent à l’origine de la sensibilité du Président de la République et du Premier ministre au survivant de la main noire, son second chef.

 

Dans ce livre, Marie Brassard-Goerg retrace de manière passionnante l’histoire de votre groupe de résistants de 16 ans et Gérard Pfister y lance ce cri si juste, si pertinent, si actuel :

« Mais où sont aujourd’hui en Alsace les lycées, les collèges qui commémorent le sacrifice de vos amis ? Où sont les livres, les expositions qui font vivre leur mémoire ?

Alors qu’en Allemagne, nous rappelle-t-il, près de 200 lycées et collèges, portent aujourd’hui le nom de Hans et Sophie Scholl, du groupe de résistants de la rose blanche, tandis que livres et expositions maintiennent vivants leurs souvenirs. »

 

Jean Jacques Bastian, plus qu’un témoin, vous êtes une figure de l’Histoire.

Et, je veux aussi le proclamer fortement : ceux qui se coupent de l’histoire par l’ignorance ou par l’oubli se coupent de leur avenir.

 

C’est pourquoi cette cérémonie revêt aujourd’hui une si haute importante.

D’abord parce qu’elle vous rend justice et qu’elle vous met à l’honneur.

Mais, je le disais au début de mon intervention, elle a une signification intemporelle.

Vos faits d’armes, vos idéaux, vos souffrances, transcendent les années. Leur valeur est immuable.

Elle compte pour tous les jeunes, ceux de vos 17 ans, ceux qui, hier, vous ont succédé, tous les autres, ceux de demain, ceux d’après demain.

Ils doivent savoir quel est le prix de la liberté.

Ils doivent savoir aussi quelle est la valeur de la paix dont ils peuvent bénéficier.

C’est parce que vous, vos camarades et tous ceux qui se sont battus, avez décidé de vous surpasser que vous avez sublimé vos vies.

Et vous nous avez appris à tous que c’est lorsqu’il est au service de son idéal que l’homme se retrouve.

 

Au moment où, pour trop de nos contemporains, le citoyen s’évanouit au profit du consommateur ;

au moment où un écrivain fortement médiatisé proclame que la citoyenneté ne l’intéresse pas et qu’il est avant tout un usager.

Il est salutaire que des hommes de votre trempe, fort de leur histoire, soient salués publiquement et que leur exemple soit communicatif.

 

En ce moment, et à vos côtés, nous pensons à Marcel Weinum.

Nous songeons à ses derniers mots…

Nous imaginons l’immense douleur de ses parents à qui, cynique, un policier nazi vient apporter un carton contenant les habits ensanglantés que Marcel portait au moment de son supplice.

Nous pensons, avec vous à Ceslav Sieradzki

Nous pensons à ce tout ce groupe de jeunes héros qui sont allés au sacrifice parce qu’ils avaient « une certaine idée de la France » et qu’ils y croyaient.

Robert Bildstein, Lucien Entzmann, Marcel Keller, Charles Lebold, André Matthis, René Meyer, Albert Ulrich, Jean Voirol, René Kleinmann, Aimé Martin,

A vous, à eux, peut être destinée cette phrase de Thomas Mann : « Le courage de la jeunesse c’est d’unir la notion de la mort à la notion de la renaissance 

Honneur à ceux qui mettent leur vie au service d’une cause,

Honneur à ceux qui se sacrifient pour leur idéal,

Honneur à ceux qui ont la foi et croient en leurs valeurs,

Honneur à la mémoire de vos camarades.

Honneur à vous Jean-Jacques Bastian.