Pascal
Boniface, déclarait il y a deux ans, à l'occasion de la parution de son ouvrage
« Les Intellectuels intègres » : « Auparavant, les
responsables politiques lisaient les œuvres des intellectuels. Aujourd'hui, ils
lisent la quatrième de couverture et regardent la téléréalité pour se sentir
plus proches de leur base et il y a une perte d'influence des milieux
intellectuels intègres par rapport à la classe politique, plus sensible aux
arguments marketing des intellectuels faussaires ». Partagez-vous cette
observation ?
Le jugement de Pascal Boniface
est sévère. Dans ses écrits il ne dénonce pas seulement les « responsables
politiques » mais effectue son propre tri entre les intellectuels. Pour
lui certains sont des « faussaires », voilà qui est péremptoire et
peut-être trop partial. Cela dit sa démonstration globale reste valable.
Il a raison, les
« responsable politiques » ne lisent pas de livres, peut-être même
pas les quatrièmes de couv…Il ne vont quasiment jamais dans un musée contempler
une œuvre d’art, ils vont rarement aux concerts, sont trop rarement en contact
avec les artistes, les créateurs qui sont les visionnaires de notre société.
On ne peut pas affirmer pour
autant qu’ils sont fascinés par la téléréalité. Cette méchante affirmation est
cruelle autant pour « leur base » c’est à dire le peuple que pour eux
même. Sans doute a-t-il voulu dire que les élus veulent ressembler à leurs
électeurs pour capter leurs suffrages. Dès lors ceux la les éliraient et
auraient donc les élus qu’ils méritent. En effet, globalement, ce n’est pas
glorieux.
N'est-ce
pas là, d'une certaine façon une dérive du politique ? J'entends par là
qu'à force de vouloir répondre à l'immédiateté, à l'émotion publique, ou à
l'enjeu électoral à court terme, les politiques en oublient ou s'interdisent
toute vision politique et/ou sociétal à moyen ou long terme ?
Oui ! C’est le système qui produit
ces dérives. Les politiques ont les yeux rivés sur les sondages avec une seule
préoccupation pour ne pas dire une obsession : leur élection ou leur
réélection. Ils ne sont plus que dans l’immédiateté et le court terme. On
n’observe guère de vision à long terme. Un président de la république sous le
quinquennat est quasiment en campagne électorale permanente.
Ce point
est particulièrement intéressant en ce sens que l'émotion publique ne répond
pas à une réflexion de fond et écarte de fait de la sphère d'intervention ou
d'action politique les intellectuels eux-mêmes. Depuis plusieurs années déjà,
une intervention armée, pour ne prendre que cet exemple, ne se décide plus tant
par souci de vision à long terme et de défense d'intérêts nationaux ou
collectifs vitaux qu'en réaction à une émotion populaire réelle ou construite
par quelques spin doctors afin de préserver, au mieux, quelques intérêts privés
à court terme... Je pense notamment ici à l'Irak ou à l'Afghanistan, en ce qui
concerne les Etats-Unis, mais je pourrais également citer la Libye en ce qui
concerne la France. Autant d'échecs patents de l'intervention occidentale,
faute d'avoir associé au renversement des régimes en place une vision et des
moyens à long terme susceptibles d'aider à la refondation réelle de ces Etats.
C’est parfaitement exact et vos
exemples sont d’une totale pertinence. J’ajouterais que l’influence des spin
doctors est en effet très prégnante. À titre d’exemple, en suivant BHL, Sarkozy
s’est sans nul doute cru préservé du coté des intellectuels. Il y a là comme
une fascination du bling bling intellectuel.
Pourtant on ne peut pas dénier à
nos grands élus une réelle intelligence et par conséquent rien ne les
empêcherait de réfléchir par eux même et de s’inscrire dans le long terme.
Sur
l'exemple libyen, comme dans d'autres par le passé, l'intervention militaire
française s'est notamment appuyée sur l'interventionnisme médiatique et
politique de Bernard Henri-Levy, que de nombreuses personnes considèrent encore
comme un intellectuel. Mais lorsque l'on échange avec des militaires, ceux-ci
ne cachent guère que le principal objectif de cette intervention était d'exposer
les progrès de l'armement militaire français afin d'en relancer les ventes. Le
tout sous couvert, si l'on reprend le discours du gouvernement de l'époque, de
volonté de rétablir la démocratie dans ce pays, avec les résultats que l'on
connaît aujourd'hui faute de vision à moyen/long terme et de « service
après-vente »... Sans verser dans le cynisme absolu, n'y a-t-il pas, au
moins sur ce dossier, une triste convergence d'intérêts particuliers entre ces
différentes parties ? L'intellectuel s'octroie une importance médiatique
sur le moment et justifie, par ricochet, une influence politique de façade –
tout ou presque ce que Boniface associe à « l'intellectuel
faussaire » ; le politique gagne en respect et soutien auprès de
l'opinion publique, ce qui n'est pas négligeable d'un point de vue
électoral ; et l'industrie de l'armement se relance sur le plan financier,
avec – pour le politique – la perspective d'ajouter au PIB quelques résultats
économiques prometteurs en cours de mandat...
Disons en raccourci que la triste
affaire de la Lybie tout comme celle de l’Irak pour les États Unis illustre
parfaitement une absence de projet durable doublé d’un manque de hauteur de
vue. Alors ? Inconscience ou cynisme absolu ? Les résultats sont
catastrophiques et l’arroseur est déjà partiellement arrosé.
Sur un
autre dossier, plus franco-français, celui de la laïcité. Certaines voix comme
celle d'Elisabeth Badinter se font entendre, mais celles-ci se font
relativement rares dans un contexte, non seulement de radicalisation religieuse
– dont chrétienne, comme l'a montré le débat du mariage pour tous – mais
peut-être plus encore au regard d'une communautarisation croissante de notre
société. Comment expliquez-vous ce silence et cette incapacité chronique des
politiques à s'entourer ou, du moins à consulter et écouter, de véritables
experts de ces questions en amont de leurs prises de décisions ? Le simple
principe de laïcité – dont se réclame la France – n'a, à titre d'exemple, même
pas d'existence juridique, ce dont nul ne semble s'émouvoir alors que cette
définition devrait, en toute logique, être la pierre angulaire de la réflexion
intellectuelle et politique... Et pourtant, rien. On commente, on fait des
lois, mais nul, dans le champ politique, ne s'étonne de la fragilité des fondations
de cette laïcité dont se réclame la France...
Il est un fait, et je le dis avec
tristesse, la République ne réussit pas à prendre le pas sur les
communautarismes, à s’imposer avec ses principes et ses lois face à eux. Ce
constat est plutôt récent. « Liberté Égalité Fraternité » proclame la
primauté du citoyen, de l’individu sur les communautés de quelque nature qu’ils
soient. Il ne devrait y avoir qu’une seule communauté en France, qu’un seul
peuple, le peuple de France. Or on observe comme un éclatement de la République
en de nombreuses communautés, religieuses, ethniques, régionalistes. Quand
j’entends d’ailleurs les journalistes ou les hommes politiques parler de
« peuple de gauche ou de peuple de droite, » cela m’afflige. Ces appellations
suscitent l’affrontement. De même pour « peuple de Corse ou peuple
d’Alsace ». Quelle serait donc la définition d’un virtuel peuple
d’Alsace ? Qui ferait partie de ce peuple là, qui en serait exclu ?
Le paroxysme se manifeste dans les communautarismes religieux dont certains
confinent à l’intégrisme porteur de violences. En ce début du XXIème siècle la
République est faible et je ne sais pas si la phrase que l’on prête à Malraux
« Le XXIième siècle sera religieux » emportait ce genre de prédiction
maléfique. Pour beaucoup la laïcité est un concept abstrait et mal défini voire
hostile. Certains la considèrent comme un concept inamical alors qu’elle est
tout le contraire, la base même d’un vivre ensemble fraternel. Il y aurait en
effet un travail urgent à faire consistant à faire valoir les acquis et les
valeurs positives de la laïcité.
Autre
point particulièrement tabou, cette fois, tant sur la scène intellectuelle,
politique que médiatique, et toujours en rapport avec la laïcité et les valeurs
de la république, la radicalisation religieuse a pour conséquence qu'un nombre,
certes encore minoritaire mais croissant, de pratiquants religieux placent les
lois spirituelles au-dessus des lois nationales. Or, taire cette réalité risque
d'avoir deux effets dévastateurs : la rupture du sentiment d'appartenance
et d'unité nationale d'une part, et le risque que l'extrême droite ne finisse,
par absence de débat ouvert et transparent sur cette question, par s'emparer
seule de ce thème mais à des fins toutes autres que celles de la défense du
vivre ensemble... Politiquement, le silence politique des intellectuels sur
cette question n'est-elle pas quelque part coupable et potentiellement
dangereuse ?
Comme je le suggère dans mes
précédentes réponses, la République doit recouvrer sa primauté dans tous les
domaines, surtout le religieux. Il ne peut y avoir qu’un seul corps de lois,
celles de la République. Aucune « loi », aucune règle ne peut
s’imposer aux lois de la République. Les partis traditionnels, dits de gouvernement,
semblent trop timides sur ce terrain, préoccupés par des considérations
électoralistes, donc démagogiques. Peut-être est-ce le courage qui fait le plus
défaut. Pour reprendre votre expression « le silence politique des
intellectuels » est en effet réel ; il faut des intellectuels
agissants. Dans ce domaine crucial de la « remusculation » de la
République il est nécessaire d’avoir l’éclairage de la pensée, donc des
intellectuels, mais il y faut surtout une action efficace, inspirée par la
pensée, donc une volonté politique forte. On a donc le droit de rêver à une
synergie républicaine conduite par des intellectuels politiques et des
politiques intellectuels. À mes yeux elle est urgente.
Sur un
plan plus local, enfin, Strasbourg a accueilli par le passé le Parlement des
écrivains, celui des philosophes, puis les Bibliothèques idéales. Strasbourg
dispose également d'un réseau d'enseignants-chercheurs parmi les plus réputé
d'Europe, mais, au-delà de ces manifestations publiques, la présence de ces
compétences paraît très largement sous-évaluée dans la définition quotidienne
des politiques locales. En tant qu'ancien Président de la CUS, et homme attaché
à la défense du monde culturel,
comment expliquez-vous cela ? Cette richesse intellectuelle ne
serait-elle finalement qu'une vitrine médiatique de la ville sans en être
autorisée à être un acteur à part entière, au moins dans l'aide à la définition
des politiques publiques ? Et, en ce cas, avec quelles conséquences à
moyen ou long terme ?
Un maire peut-il échapper à l’électoralisme,
à la démagogie, à la tentation de « vouloir faire plaisir », donc à
se situer dans l’immédiateté ?
Avec le Parlement des
philosophes, Bibliothèques idéales, le Goncourt de la nouvelle, la création des
médiathèques et leur navire amiral, « la Malraux », nous avons voulu
installer Strasbourg comme capitale du livre, dans la tradition de
Gutenberg ; en faire un foyer de la pensée en Europe. Permettez moi de le
dire, ce n’était certainement pas de l’électoralisme ni inspiré par la
tentation de l’immédiat. La création du musée Tomi Ungerer, l’ouverture du
musée historique, la restauration de la salle Hans Arp – Théo Van Doesbourg -
Sophie Taüber à l’aubette, l’installation d’œuvres d’art dans la ville, la
création du festival des Deux Rives, participaient de cette volonté.
Nous avons souvent associé
l’université à nos projets, nous avons réuni régulièrement les acteurs de la
vie culturelle dans leur diversité, nous avons dialogué avec les représentants
de l’Europe : Parlement, Conseil de l’Europe, Cour Européenne des Droits
de l’Homme. Pourquoi ? Parce que ce foyer de la pensée, fondé sur la ville
du Livre pouvait et devait être la capitale des Droits de l’Homme. Non pas
seulement dans les discours mais exprimée et vécue au quotidien. Poursuivre cette
idée demande un grand investissement politique. Il y faut de la hauteur de vue
et surtout une farouche volonté politique.
Pour répondre plus précisément à
votre question, j’ai toujours pensé, je l’ai dit et écrit : la Culture
doit être au cœur de toute action publique. Je forme le vœu que nos successeurs
à Strasbourg en prennent pleinement conscience et je n’ai aucune raison de
désespérer sur ce plan…
Permettez moi une réflexion
personnelle en marge de cet entretien…Nous vivons une mutation profonde de
notre société, les modèles anciens auxquels nous nous accrochons s’effondrent
imperceptiblement sous nos pas, sous nos yeux. Il n’est pas excessif de dire
que nous vivons une révolution culturelle et il est impératif de la maîtriser. Pourquoi Strasbourg
n’installerait-elle pas un laboratoire de la prospective
civilisationnelle…laïcité, esprit républicain, culture ? Bref réfléchir à
maitriser cette révolution sournoise et implacable plutôt que de la subir.
Bon…je rêve !
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