Quatre cents pages !

Claude Keiflin a réalisé, en très peu de temps, un travail impressionnant après une série d’enquêtes minutieuses pour nous livrer la biographie d’Adrien Zeller. Ce pavé pourra donc figurer dans nos bibliothèques, rayon alsatiques, section politique.

Lorsqu’il m’a parlé de son projet je redoutais une œuvre thuriféraire en vertu de l’énoncé proverbial de Brassens « les morts sont tous de braves types…il est mort, il est embelli ». Non pas qu’il faille écrire à charge mais parce que la quête de vérité en pareilles circonstances est un art difficile et courageux, tout en mesure.

Dithyrambe ?

Et ça ne loupe pas. Des premières pages s’élève un parfum d’encens glorificateur. On va jusqu’à convoquer Victor Hugo pour évoquer l’illustre personnage : « Je suis une force qui va ». Il ne manque plus que Thucydide ! Mais je tourne les pages louangeuses et je découvre que l’auteur n’en est pas Keiflin mais Philippe Richert, illustre préfacier. Tout rentre donc dans l’ordre!

Je suis rassuré car Keiflin démarre de manière plus réaliste : « Enfant Adrien rêvait de devenir paysan ». Voilà une bonne amorce !

Dès lors je crains une nouvelle épreuve, me farcir un ennuyeux récit obligé et convenu sur l’enfance du héros. Mais je suis au contraire saisi par le rythme, le style vif et imagé que Keiflin donne à ces pages. Le récit en est agréable avec toujours une envie d’en savoir d’avantage sur l’imprégnation de la sagesse villageoise et paysanne de ce jeune alsacien qui va s’élever de sa glaise pour conquérir grâce à de brillantes études les places les plus éminentes. On y découvre les ressorts intimes des engagements de Zeller qui vont en faire un farouche anti jacobin, un militant de l’action libre, comme celle des électrons du même nom.

Les senteurs et les saveurs de l’Alsacien s’emparent de moi dès cette entrée en matière alors qu’on est encore loin de l’action publique.

On retiendra de ses années de formation qu’Adrien Zeller est très intelligent, travailleur, boulimique de savoirs en tous genres, qu’il excelle en tout, les études comme le basket…qu’il devient fonctionnaire européen et Bruxellois tout en n’oubliant jamais son village et ses vertus.

En ayant refermé le livre je me suis demandé si ces prolégomènes n’étaient pas la meilleure part de cette biographie. L’envol du héros conduit, dans l’excellence et la brillance, vers des traverses complexes et sinusoïdales.

 Marginal …

La carrière politique s’amorce sur un coup d’éclat et de tonnerre : la victoire d’Adrien Zeller sur un vieux député gaulliste réputé indéracinable mais qui s’était engagé dans la candidature de trop.

Adrien Zeller se pose et s’impose en marginal, en dissident des classifications convenues, schéma qu’il va reproduire tout au long de sa carrière. On appellera cela lucidité et courage si l’on est de son camp, dissimulation et trahison si l’on est en face.

Le parcours d’Adrien Zeller et ses circonvolutions posent une question. Était-il grand stratège, genre surdoué des parties d’échec, ou tacticien capricieux qui se coulait dans le fil de l’eau et à qui ce style de natation réussissait toujours ? Selon qu’on est dans un camp ou dans un autre …

Ma lecture ne peut plus être anodine ni purement intellectuelle.

J’ai été trop présent, trop impliqué dans toute cette période.

 Vies parallèles (sans aucune allusion à Thucidyte cette fois ci) car j’ai cheminé à coté de lui, à bonne distance, parfois sur ses brisées, parfois contre lui, parfois en complicité.

J’ai été à l’école normale rue de Neuvic comme lui, j’ai apprécié ce personnage d’exception, le Pope, comme lui, j’ai connu le Conseil Général, le Conseil Régional comme lui, sans les présider, mais j’ai présidé la CUS. J’ai connu presque tous les personnages qui illustrent ce livre de sa vie. J’ai travaillé avec lui au service de la culture en Alsace.

Mais j’ai été gaulliste, appartenance dont il se méfiait, qu’il supportait peu et qu’il combattait souvent, parfois en sous main, parfois publiquement, parfois en l’embrassant pour mieux l’étouffer.

Célébration de la dissidence triomphante

Au fur et à mesure que j’avance dans ma lecture mes inquiétudes sur le côté thuriféraire du livre se dissipent. L’enquête de Claude Keiflin est rigoureuse, honnête et ne masque pas les faiblesses, les erreurs, les contorsions ou les cotés bizarres de son héros.

À chacun son destin mais à lire Claude Keiflin on pourrait se dire que la fidélité en politique est une erreur car la biographie d’Adrien Zeller est au fond une sorte d’illustration et de célébration de la dissidence triomphante.

Cette enquête constitue un travail de fourmi qui fourmille de détails précieux non seulement sur le personnage central mais sur toute une période de la vie politique nationale et régionale, sur la vie des partis, sur les assemblées et leurs élus, sur les tergiversations des centrismes et de leurs alliés.

On peut ainsi suivre l’historique du Conseil unique d’Alsace, de la décentralisation, des TGV, des Fonds Structurels Européens, du GCO et de mille autres détails inscrits dans les budgets du Conseil régional.

Là je m’accroche et je me dis qu’il faut être vraiment concerné comme je le suis ou chercheur comme quelque thésard pour suivre. Le travail détaillé, précis, toujours référencé et daté de l’ouvrage pourrait avoir son côté fastidieux, ennuyeux. Mais l’auteur a déjoué ce piège grâce au découpage en paragraphes et aux nombreux intertitres que l’on consulte facilement si l’on veut réserver la lecture intégrale, ligne par ligne, à plus tard.

L’obsession de l’innovation

Keiflin s’attache à évoquer la passion pour la décentralisation et l’obsession de l’innovation de son héros. Ainsi Zeller veut instaurer des « pays » en Alsace comme il y a des Länder en Allemagne ( !) Il met en place un schéma les détaillant géographiquement. Strasbourg en est exclu.

Je relève un détail. Pour illustrer l’action décentralisatrice de Zeller Keiflin cite l’Agence Culturelle. Erreur, ce n’est pas Zeller qui l’a installée à Sélestat mais Marcel Rudloff pressé par Guy Sautter.

Keiflin n’hésite pas à évoquer les faiblesses d’Iconoval, ce pôle image voulu par Zeller, (1)

L’obsession de l’innovation de AZ est assez bien symbolisée par Iconoval. Parfaitement défendable dans des discours théoriques le regroupement en une structure unique de toute la diversité de l’image en Alsace est utopique et incompatible avec les réalités.

Philippe Richert a mis fin à Iconoval.

L’inévitable humanisme rhénan !

On ne pouvait pas passer à côté de l’humanisme. Zeller s’est toujours proclamé humaniste. Est ce une originalité? Quel élu, aujourd’hui, ne se déclare pas humaniste, lequel ne colore pas ses discours dominicaux avec cet « humanisme rhénan » si vague mais si gratifiant ?

 

Puis Keiflin nous livre une série de portraits miroirs. Des personnages publics parlent d’AZ, mais dans le même temps ils se révèlent en creux et cette galerie de portraits est loin d’être inintéressante.

Le chapitre « propos, réflexions et anecdotes en vrac » mérite le détour.

Tel que nous l’avons connu et aimé,

Adrien Zeller était un personnage brillant mais complexe et compliqué, enraciné dans notre Alsace profonde, celle des villages et des villes moyennes.

Il n’aura pas réussi à aimer Strasbourg soit par quelque complexe incompréhensible, soit par incapacité à bien appréhender les lourds problèmes de la grande ville et de ses quartiers.

Cet homme singulier, hyper nerveux, gesticulateur, parlant plus vite que ses mots, posant une question à son interlocuteur en n’écoutant pas la réponse, interjetant en permanence des onomatopées souriantes et sympathiques, cet homme qui se voulait boite à idées, cet homme qui se pâmait d’admiration devant un leader allemand qui lui rendait visite, cet homme qui avait parfois des cravates tachées, qui dormait au premier rangs des réunions ou des concerts, (2) cet homme là était génial par son coté Tintin mâtiné de Tournesol.

Excellent orateur d’une grande culture il fut un grand président de Conseil Régional et l’Alsace lui doit beaucoup

 

 

(1)   j’avais dénoncé le côté « fausse bonne idée » de ce pôle image dans mon livre « Culture en Alsace, la panne ? »

(2)   ces détails figurent aussi dans cette excellente biographie