De Gaulle ou la République du verbe

21 avril 1961 - Marketing, communication, relations publiques, promotions, spots, clips, vidéo, médias... Autant de mots totalement inconnus du temps de la république gaullienne. Et pourtant, de Gaulle n'a-t-il pas été le premier homme de communication de France, avec le coup de génie de l'Appel du 18 juin lancé au micro de la BBC, que personne n'a entendu mais dont tout le monde a entendu parler ? 
Jamais au cours de sa carrière de Gaulle n'a utilisé les services du moindre cabinet de communication ou de relations publiques. Ses collaborateurs chargés de faire connaître sa pensée, d'organiser ses déplacements, ignoraient qu'ils faisaient du "marketing&quotavant la lettre. Un Olivier Guichard pendant la "traversée du désert", un Jean Chauveau au début du septennat, occupaient avec une efficace discrétion le rôle d'attaché de presse. En fait, ce sont les journalistes eux-mêmes qui ont été les plus efficaces agents de communication de de Gaulle. Mais c'est toujours lui-même qui a été à la fois le héros de l'histoire qu'ils racontaient, et le grand maître des cérémonies qu'ils décrivaient. Mais quel grand maître et quel héros ! 
Le cérémonial, le rituel-ces mots venaient irrésistiblement sous la plume,-a toujours été contrôlé de près par de Gaulle, après qu'il eut été établi par ses collaborateurs directs de l'Elysée et par ceux du service des voyages officiels, du ministère de l'intérieur ou du Quai d'Orsay. Car jamais de telles tâches n'ont été affermées à une quelconque entreprise qui ne fût pas d'Etat. 
En matière de mœurs politiques médiatiques, de Gaulle a été un innovateur à bien des égards. 
Le premier, il a célébré ces grand-messes dont il était à la fois l'officiant et l'idole. Devant les foules immenses du RPF à Vincennes ou à Strasbourg en 1947, dans toutes les grandes villes de France et d'Afrique pour la campagne référendaire de 1958, dans les départements de métropole et d'outre-mer, tous visités, de Gaulle a célébré des offices à la gloire de la grandeur de la France dont il était l'intercesseur, autant que l'imprécateur. 
Il a aussi innové en transposant en France pour la première fois la technique américaine de la conférence de presse, dont il sut faire un art, toujours imité jamais égalé depuis. 
Véritables événements politiques nationaux et internationaux, au rythme moyen de deux par an, les conférences de presse de de Gaulle accueillaient à l'Elysée quelque sept cents à huit cents journalistes. 
Seul sur un petit podium, assis à un bureau nu, ayant à sa droite en contrebas tous les membres du gouvernement, et à sa gauche ceux du cabinet élyséen, le général, sans notes, répondait souvent pendant deux heures d'horloge. 
Ses réponses correspondant aux questions de l'heure-parfois suggérées à quelques journalistes sympathisants-avaient été longuement méditées, et apprises par cœur. Et il savait en cas de besoin parer aux omissions, comme ce jour où il demanda : "Quelqu'un, je crois, m'a posé une question sur Ben Bella", alors que personne ne l'avait fait ! Dans les deux heures qui suivaient, le service de presse de l'Elysée diffusait le texte complet de la conférence, que le journaliste du Monde accrédité à l'Elysée s'empressait d'apporter à Hubert Beuve-Méry pour que celui-ci écrive dans la nuit le rituel Sirius du lendemain. 
Dix-neuf conférences de presse ont ainsi été données par de Gaulle de juin 1958 à son départ, en 1969. Durant la même période, il a prononcé soixante-deux allocutions radioté lévisées, dont chacune constituait un appel à la nation. Là aussi, il a innové, bien que seul avant lui Pierre Mendès France ait pratiqué la radio-mais sur le ton de la conversation-avec ses causeries hebdomadaires "au coin du feu". 
Dans le décor reconstitué du bureau présidentiel, le général regardait, avant la lettre, "la France au fond des yeux". 
Le souci de la mise en scène n'était pas toujours absent. Ainsi, pour s'adresser aux insurgés de la semaine des barricades d'Alger, en janvier 1960, de Gaulle apparaît-il vêtu de son uniforme de général. 
S'il a été la première "star&quotpolitique de la télévision française, de Gaulle a aussi été un homme de radio. Sa voix aux tonalités si particulières autant que sa langue parlée ont été utilisées par lui comme des armes. D'ailleurs, durant toute la guerre d'Algérie, c'est par la radio qu'il s'est adressé aux populations de ce pays. Et c'est par un message radio reçu sur les transistors des soldats du contingent qu'il a fait avorter le putsch d'avril 1961. 
Après son premier retrait du pouvoir en 1946, le gouvernement avait d'ailleurs senti l'importance de la voix de de Gaulle puisqu'il lui avait interdit les ondes nationales. 
Le soin apporté par de Gaulle à ses discours est confirmé par de nombreux témoins. Le texte écrit à la main, puis tapé à la machine et raturé, était appris par cœur, répété devant la glace, récité à haute voix à plusieurs reprises. 
L'attention-à défaut de l'adhésion idéologique-portée à de Gaulle par l'opinion était certes due à de multiples raisonselle était parfois même sans raison. Maintes fois, sur les parcours empruntés par lui, nous avons interrogé des spectateurs sur leurs motivations, qui nous répondaient : "On a applaudi de Gaulle, parce que c'est de Gaulle !&quotA cette occasion, il a aussi été le premier à pratiquer le "bain de foule", à la grande frayeur du service d'ordre. Certes, le charisme de l'homme du 18 juin, du libérateur de la patrie, du fondateur de la Ve République, attirait les foules. La parade du cortège officiel éblouissait les enfants et les badauds. La silhouette du personnage historique visitant "cette province si chère à mon cœur&quotpouvait émouvoir. Mais, surtout, la retransmission de ses propos, leur exégèse sans fin par les journalistes, les réactions des hommes politiques, contribuaient à propager sa pensée et ses formules. 
Car de Gaulle possédait au plus haut point le sens de la formule, connaissait la puissance du mot. Depuis sa trouvaille de 1940, "la France a perdu une bataille, mais elle n'a pas perdu la guerre", le florilège est innombrable des phrases lourdes de sens politique, des boutades, des archaïsmes réhabilités, des images qui ont émaill&eacuteses propos. "La paix des braves&quotofferte aux rebelles algériens, "un président inaugurant les chrysanthèmes", "le machin qu'on appelle l'ONU", "la hargne, la rogne et la grogne", et même "l'intendance suit&quotet "l'Europe des patries", petites phrases qu'il a authentifiées en démentant les avoir prononcées, sont, entre autres, devenues des expressions courantes. 
De même, les "foucades", le "tracassin", le "volapuk", la "dyarchie", les "comités Gustave, Théodule, Hippolyte", "l'Europe de l'Atlantique à l'Oural&quotou "la France de Dunkerque à Tamanrasset", pas plus que le "Hélas! hélas! hélas!&quotne lui ont été soufflés par un conseiller en communication ou un expert en éloquence.

ANDRE PASSERON
Le Monde du 19-20 mai 1985