Il y a urgence !  Emparez vous du dernier Finkielkraut, « Un cœur intelligent », et ce phénomène rare que vous guettiez surgira. Vous ne quitterez plus le fil d’Ariane que Finkielkraut tisse pour nous à travers des œuvres essentielles.

C’est un grand moment de littérature consacré par la lecture éclairée d’un philosophe éminent qui nous est proposé..

Il faudrait avoir été fâché avec la littérature pour imaginer cette lecture comme un exercice de rédemption, comme une expérience salvatrice : « pardonnez moi, j’ai beaucoup péché, je n’ai pas lu, je me désole de l’état de vacuité dans lequel je me suis prostré»

Et l’absolution lumineuse surgirait avec cette plongée délicieuse dans les œuvres que Finkielkraut a lu pour nous en instillant ce désir si vif de les posséder. Rédemption souhaitée d’un pêché imaginaire car nous n’avons jamais abandonné la lecture et « un cœur intelligent » ne fait que nous conforter dans la quête pérenne de son plaisir...Poursuivre sans relâche.

Si, dans ce livre passionnant aux Neuf contes initiatiques, Finkielkraut se révèle à nous c’est à travers une interpellation à nous révéler nous même, à parfaire notre reconstruction, à sentir battre notre cœur au rythme de l’intelligence de la littérature.

 Et c’est ainsi que nous entrons dans l’univers de Kundera. « Le cœur intelligent » nous conduit avec « La plaisanterie » à traverser une puissante et douloureuse méditation sur la condition de l’homme enserré dans ses systèmes. La question centrale réside peut-être dans « la mort du rire de Dieu » alors que l’homme continue indéfiniment de penser et de se tromper. Relire Kundera se fait exigence.

 Vassili Grossman s’installe avec une indéniable parenté à la suite de Kundera, non pas avec son saisissant chef d’œuvre « Vie et destin » mais avec « Tout passe ». Comme dans l’ensemble de son œuvre Grossman désigne notre infirmité imposée et narguée par le temps. Plus délicatement mais de manière plus obsédante que la terrible icone du Saturne de Goya, le temps est démasqué ici comme le grand inquisiteur. Puis, «  imperceptiblement, le temps faisait son travail de fossoyeur ». Mais ce temps se déroule dans un espace qui en laisse très peu à l’homme dominé par le système. Les camps, la mise à l’écart du juif, la délation et les Judas, le mensonge comme vérité supérieure, font partie de cet univers déprimant où, au passage Sartre  « a l’âme basse … le Mal procédant du Mal ».

Une ligne d’espoir : « pour venger les morts et punir la scélératesse…il ne dispose que de la littérature »

La littérature sauve et, dans ce désespoir dépeint si souvent de manière mécanique et théorique, Vassili Grossman nous met en présence de l’humain, les « larmes de Macha »

 Voici une autre découverte : « Histoire d’un allemand » de Sébastien Haffner « qui annonce un récit balzacien et qui écrit une chronique kafkaïenne ». La montée du nazisme, des SA et du 3ième Reich sont nés de la trahison de leurs adversaires. Encore et toujours l’homme écrasé par le système, encore et toujours le rire, mais « avilissant et fusionnel » celui là.

 « Le premier homme » de Camus est le texte fondateur dont la révélation tardive nous insuffle le désir de relire ses chefs d’œuvres. « Au commencement est le soulèvement…je me révolte donc nous sommes. »(…) « Au nom de ta terreur Staline a mis Spartacus dans un camp de concentration » C’est du grand Camus avec lequel nous renouons moins à cause des actuelles commémorations, que pour l’affirmation de Finkielkraut: « Camus est l’un des très rares penseurs du XX ième siècle qui ait posé des limites à l’empire de l’Histoire, c’est à dire à l’homme »

 Nous amorçons la lecture de « la Tache » de Philip Roth avec ce qu’il y a de plus monumental dans le monde des lettres, l’Illiade, sitôt désacralisée : elle démarre comme « une rixe de bar ». Et voilà l’histoire ordinaire d’un « mot », d’un second degré badin, dont s’empare l’hystérie des malveillants et entraine son auteur dans des abimes, broyé par la bienpensance d’une époque. Système toujours ! On ne plaisante pas avec le racisme…

La rédemption surgit pourtant d’un nouvel amour et … du viagra, pour se heurter à nouveau à la méchanceté ravageuse des hommes. Avec La tâche on est dans la version contemporaine de la tragédie grecque et du mal éternel. Destin écrasant évoqué par le racisme, noir, juif, blanc, mais c’est bien la fatalité qui nous interpelle, analysée ici de manière si pertinente.

 Lord Jim de Joseph Conrad n’est pas tout à fait Don Quichotte mais il lui ressemble tant. N’écoutant aucune sagesse il s’embarque à la recherche de sa vaillance, de ses passions et de l’accomplissement d’un destin qu’il veut hors de l’ordinaire. Hélas il se découvre mal vaillant et ne sait pas être à l’heure de ses rendez vous avec l’histoire. Comme Sartre que nous rencontrons si souvent dans cet ouvrage  et qui ayant manqué son rendez vous avec la résistance « a voulu rattraper le temps perdu en guerroyant après la guerre »

Avons nous droit, avec « Lord Jim » à une brève repentance de mai 68 ? Finkielkraut tambourine sa poitrine et susurre sa coulpe. N’avouons pas tout de même ! En tous les cas voilà une belle entrée pour mieux comprendre les raisons qui lui faisaient crier un peu à contre temps « CRS-SS »  

« Don quichotte pas mort mais il n’y a plus de Cervantès …un monde peuplé d’Emma Bovary sans Flaubert » devrait nous interpeller fortement. Et cela me rappelle Malraux me disant résigné après le 27 avril 1969 « l’histoire s’est retirée comme la marée laissant les hommes tels des coquillage sur le sable » Une belle aventure sur les océans, dans le sillage de Lord Jim qui nous confronte à notre impuissance.

Finalement Jim trouvera en lui le héros qu’il cherchait mais le destin, écrasant, ne le tolérera pas.

 On ne connaît pas forcément Dostoïevski pour ses « Carnets du sous sol », un petit diamant littéraire. Quelle leçon dense et saisissante découle du mal de dents qui est peut-être le véritable héros de ces carnets que nous livre l’homme du sous sol face à ses murs et ses miroirs .

 Encore une œuvre peu connue d’un immense poète écrivain : « Washington square » de Henry James. C’est la triste histoire d’une désillusion amoureuse qui forge la personnalité d’une jeune fille. Elle croyait être aimée. Ni son père faussement préventif, ni son fourbe prétendant ne la considèrent pour elle même mais l’un à travers l’image qu’il rêvait qu’elle fut, l’autre pour sa fortune : « une antipastorale qui en remontre à la pastorale (…) une méditation au long cours sur la science de la délicatesse et sur la clémence que requiert sa mise en œuvre »

 Le « scandale de l’art » de Karen Blixen conclut ces lectures et s’apparente à un conte philosophique sur l’ascétisme, l’argent et l’art suprême de la gastronomie qui nous introspecte évidemment. « Dieu aime la plaisanterie (…) et l’art ravi les anges ». Une leçon !

 Alain Finkielkraut réussit avec quelle éloquence à nous précipiter en littérature. Ce « cœur intelligent » nous communique par ses battements un irrésistible désir de lire. Peut-être, en effet, fallait-il raviver notre mémoire et nous souvenir que toute l’humanité se trouve dans les Lettres, relatée pour nous avec ses enseignements qui n’emportent jamais leurs effets et dont l’éternel recommencement nous accorde de si pertinents textes contemporains.

Disons le, il s’agit là du livre du pessimisme nécessaire qui voit rire Dieu, se ravir les anges et s’actualiser autour de nous le destin des tragédies grecques. Indispensable viatique !

 « sans la littérature la grâce d’un cœur intelligent nous serait à jamais inaccessible »

Respect, Alain Finkielkraut !