En ce printemps 1947, Strasbourg est heureuse. D'un frêle bonheur, mais d'un bonheur sans égal. On ne compte plus les morts. Des quartiers de la ville ont été ravagés par les bombardements. On revient de Dordogne et nombreuses sont les familles qui attendent le retour de leur fils, enrôlé de force et prisonnier encore en Russie. L'espoir faiblit jusqu'à s'éteindre de voir revenir ceux qui, à Dachau ou à Buchenwald, ont été déportés. La guerre est passée, meurtrière et barbare.

 Pourtant, en ce printemps 1947, il y a la vie, le bonheur d'être là et de voir les spectres du passé peu à peu s'éloigner, la faim, la botte nazie, la mort. Partout dans la ville, les anciens de la 2e DB tiennent des bals et des fêtes. Au mess des officiers, l'un de ces anciens de la France libre, Germain Muller, attire les foules à sa revue d'un genre nouveau, le Barabli. Et le Racing triomphe, matches après matches. Strasbourg renaît.

C'est dans cette ville qui goûte à peine à son bonheur reconquis que le général de Gaulle s'apprête à parler. C'est à ces Strasbourgeois, qui furent parmi les derniers de France a être libérés, que le général de Gaulle a choisi de s'adresser en priorité.

Il arrive à Strasbourg un dimanche après-midi, le 6 avril, pour présider, en compagnie de l'ambassadeur des Etats-Unis, Jefferson Caffery, le deuxième anniversaire de la Libération de la ville. Le général assiste à une messe à la Cathédrale, célébrée par Mgr Weber, avant de se rendre place Kléber, sous les vivats de la foule strasbourgeoise qui réclame : « De Gaulle au pouvoir ».

 Le discours qu'il prononce exprime sa gratitude, qui est la gratitude de la France libérée, aux Etats-Unis : « Chaque fois que, dans le monde, la justice se trouve blessée, une sourde alarme s'éveille dans les consciences françaises et dans les consciences américaines. Nos deux démocraties ont toujours trouvé la même et puissante résonnance quand elles ont eu à défendre la liberté menacée. »

 Le lendemain matin, après avoir rendu hommage aux morts place de la République, le général de Gaulle se rend vers la place Broglie. Comme Jean Lacouture l'écrit, l'Ill devient alors le Rubicon gaulliste. De sa stature tutélaire de libérateur, une stature dont René Coty reconnaîtra plus tard, en 1958, qu'elle fait de lui le « premier en France », le général de Gaulle est déterminé à livrer un nouveau combat, politique celui-là.

 Mais l'Ill n'est pas un Rubicon irréel et les Strasbourgeois voient le symbole prendre corps sous leurs yeux : le préfet quitte le cortège avant le pont Royal ainsi que l'ensemble des officiels ; l'harmonie municipale remplace la musique militaire, tandis que le corps des pompiers de Strasbourg prend la place de l'officielle escorte militaire. Aux côtés du maire de Strasbourg, Charles Frey, entouré de Malraux, Capitant, Soustelle, Palewski, Chaban, Michelet, Louis Vallon ou Mme Eboué, le général franchit l'Il.

 Charles Frey a bien fait les choses. Il veut témoigner au général de sa sympathie (il sera d'ailleurs le premier adhérent du RPF) ; il veut lui exprimer la gratitude de Strasbourg et lui démontrer combien sa ville cultive son sens de l'hospitalité, en offrant au général et à l'ensemble des Français libres qui l'accompagnent un déjeuner dans les salons historiques de l'Hôtel de Ville.

 Le colonel Rémy raconte : « Le déjeuner offert au général par la municipalité venait de se terminer... Je m'étais attardé sur les premières marches du grand escalier avec trois camarades, quand une voix bien connue nous fit tourner la tête : « Eh bien, Messieurs, quand vous voudrez ! » Le général était debout dans l'embrasure d'une haute fenêtre... son regard avait l'expression de tristesse et de lassitude que j'y avais trouvée en août 1940 à Carlton Gardens. J'avais déjà été saisi, à table, par le changement profond qui s'était produit chez le général de Gaulle depuis huit jours. Lors de cette inoubliable cérémonie de Bruneval qui rassemblait, autour de leur chef des temps héroïques, nos camarades des réseaux secrets de la France combattante, le général nous était apparu reposé, souriant, rayonnant. Or, je retrouvais tout à coup ici, quelques instants avant qu'il prononçât un discours que toute la France attendait, cette expression d'extrême fatigue que j'avais surprise chez lui sept ans plus tôt... Cet « Eh bien, Messieurs... », il ne l'avait pas proféré sur le ton d'une injonction mais d'une voix douce et basse, un peu désabusée que j'ai si souvent remarquée chez mes camarades de combat clandestin quand ils venaient de prendre une décision suprême... »

 De la tristesse dans la voix, du vague à l'âme aussi, le général en a certainement plus que de mesure. Il a vu les partis reprendre le pouvoir en France et instaurer un régime délétère, une Quatrième République qui n'est qu'un aggiornamento de la Troisième, celle des affaires, celle de l'instabilité ministérielle, celle aussi des veules renoncements.

 Ce n'est pas, pour le général, uniquement une question d'ingratitude – elle est en politique comme dans la vie l'un des caractères dominants de l'espèce humaine. Il le sait.

 En lui, se manifeste, comme le suggère le colonel Rémy, un sentiment de diffuse lassitude. A quoi bon ? A quoi bon avoir conduit pendant les années de guerre la France vers son indépendance et sa liberté ? A quoi bon la France libre et la France combattante, les maquis du Vercors et la déportation ? A quoi bon les années de combats et d'efforts, à quoi bon tout cela si c'est pour aboutir aujourd'hui à ce régime corrompu par nature et voué à enchaîner la nation à ses vieux démons... Tout cela, le général doit l'avoir présent à l'esprit, lorsqu'il s'apprête à parler à ces Strasbourgeois qui sont, à ses yeux, l'un des plus beaux visages de la France... Et c'est à la France qu'il entend s'adresser. Les partis la représentent et l'accaparent. De Gaulle sait que la France, elle, ne peut vivre dans les cages de la technostructure et des appareils politiques. Il sait qu'elle vit et qu'elle vibre dans le cœur des Français et, davantage peut-être encore, dans le cœur de ces Strasbourgeois qui, sous le joug nazi, en ont été si longtemps privés...

 Le journaliste du Monde, Jacques Fauvet, dépêché spécialement pour couvrir le déplacement du général à Strasbourg témoigne également de son sentiment. Il écrit avoir vu naître, au balcon de l'Hôtel de Ville, un nouvel orateur, non pas un homme politique, mais un homme d'Etat.

 De Gaulle a perdu les accents militaires que sa formation et ses années de combat à la tête de la France libre lui avaient conférés. Il nuance, rythme sa voix, module le ton. « Il ne cherche plus à convaincre. Il émeut et divertit, écrit Jacques Fauvet, poursuivant : Oui, ce n'est point seulement par sa pensée que le général de Gaulle est hier descendu dans l'arène, c'est par toute sa personne, par tout son être, son geste moins monotone, sa voix moins altière et son regard même qui cherchait la réponse d'une foule qu'il veut séduire et conduire. »

Les Strasbourgeois l'ont compris. Ils sont cinquante mille à se masser sur la place Broglie. Cinquante mille à suivre la voix et le geste du général, l'entendant parler de la marche du monde, de la guerre passée, de la reconstruction nationale, de l'avenir et du destin du pays. Cinquante mille à vibrer à ce discours qui reste, dans l'histoire, comme l'un des discours fondateurs de la République. Et la Marseillaise qui, s'élevant de cinquante mille coeurs strasbourgeois, à quelques mètres à peine de la maison du maire Dietrich où elle fut chantée pour la première fois, cette Marseillaise chantée en 1947 fut certainement l'une des plus belles, l'une des plus riches de promesses de l'histoire de Strasbourg et de l'histoire de France.

 

 

 

 

[Le général de Gaulle a quitté la présidence du gouvernement provisoire le 20 janvier 1946, espérant sans doute être rappelé rapidement. Il a exposé ses idées constitutionnelles à Bayeux, au lendemain de l'échec du premier projet de constitution, mais il n'a pu convaincre les constituants, ni empêcher l'adoption du second projet qui devient la Constitution de la Quatrième République. Les institutions de celle-ci en place, le général de Gaulle décide d'entrer dans le jeu politique en fondant le Rassemblement du peuple français, qui ne sera pas - croît-il - un parti comme les autres.]

 

Voici le texte du dsicours de Strasbourg

 

   " Deux années se sont écoulées depuis que la grande victoire du Rhin, remportée côte à côte par les armées américaine et française, achevait de chasser des abords de l'Alsace les débris des forces ennemies. Ainsi Strasbourg et toutes les villes et tous les villages de cette province sacrée se trouvaient désormais à l'abri du canon allemand. Deux années ! au cours desquelles, une fois l'ennemi définitivement abattu, la France, l'Europe, le monde, ont découvert les dures réalités qu'il leur faut maîtriser pour vivre. Deux années ! après lesquelles notre peuple, bien qu'aient été sauvées son intégrité et son indépendance, bien qu'il ait su s'éviter à lui-même les grandes convulsions intérieures, bien qu'il ait repris son labeur avec courage au milieu des ruines, éprouve parfois une sorte de doute amer et s'interroge avec quelque angoisse sur ce que sera l'avenir.

 

    À ce doute, à cette angoisse, une grande nation comme la nôtre ne doit céder à aucun prix. Si rude que soit notre route, il serait indigne de nous et mortellement dangereux de la suivre d'un pas tremblant. Les esclaves peuvent gémir, les faibles s'épouvanter. Mais nous, nous sommes des hommes et des femmes libres, capables de voir les choses telles qu'elles sont, sans nous bercer d'illusions, mais sans être obnubilés par des spectres et des fantômes. Puisque Strasbourg m'a fait l'honneur de m'inviter, en ce jour anniversaire de la libération définitive de l'Alsace, c'est à Strasbourg que je parlerai du passé, récent, du présent et de l'avenir du pays.

 

    La guerre qui vient de finir a bouleversé de fond en comble les conditions de l'existence et de la puissance de la France. Combien même, en 1940, avaient pu croire à notre effondrement ! Effondrement militaire, puisqu'en dépit d'épisodes brillants, nos armées se trouvaient brisées ; effondrement des institutions, puisque le régime abdiquait ; effondrement impérial, car, dans cet extrême abaissement, il était clair que l'autorité de la France d'outre-mer ne pourrait se maintenir à la longue vis-à-vis des populations et vis-à-vis de l'étranger ; effondrement extérieur, enfin, dès lors que l'univers pouvait supposer que dans la caricature du fascisme et dans la capitulation qui étaient le système dit de Vichy, nous avions renoncé à nous-mêmes.

 

    C'est alors que la France Libre prit en main tous les pouvoirs, autrement dit tous les devoirs. C’est alors qu'elle assuma la responsabilité de conduire la France jusqu'au salut, la charge de maintenir intacts son intégrité, son indépendance et ses droits, la mission de reporter au combat ses armées de terre, de mer et de l'air et de les diriger jusqu'à la complète victoire, l'engagement de lui rendre sa souveraineté sur elle-même, c’est-à-dire la République. Reconnaissons en passant que si, pour porter cette charge, elle a trouvé beaucoup d'obstacles, elle rencontra peu de concurrents et que, notamment, les partis firent preuve à cette époque d'une discrétion pleine de mérite. Reconnaissons, surtout, qu'à mesure que les événements faisaient renaître l'espérance, la masse de la nation portait vers la France Combattante son adhésion et sa confiance. Il est donc arrivé que nous avons vu se remettre debout notre pays gisant sous l'oppression et que les résultats ont correspondu aux buts fixés et aux promesses faites, c'est-à-dire : la victoire remportée, la liberté reconquise, la souveraineté du peuple intégralement rétablie.

 

    Cependant, une fois accomplie notre libération, nous émergions du malheur sous deux aspects dangereusement contradictoires. D'une part, la gravité de nos blessures physiques et morales montrait à tous les yeux que, pour les guérir lentement et nous rénover de telle sorte que fussent assurées, au milieu du monde nouveau, notre prospérité, notre influence, notre indépendance, il était indispensable que le peuple français fît trêve à ses querelles d'autrefois et sût se donner à lui-même une direction, c'est-à-dire un État, capable de le conduire vers son destin avec impartialité, autorité, continuité. Mais, par contre, nos vieilles divisions, aigries et aggravées par les épreuves nationales et par la tragédie toujours suspendue sur le monde, s'épanouissaient à nouveau. Les partis, qui leur donnent l'impulsion et leur servent de cadres, tendaient à devenir plus rigides et exclusifs qu'ils ne l'avaient jamais été. En effet, le caractère inquiétant et exceptionnel des ambitions, de la tactique, des procédés de l'un d'entre eux les portait à s'organiser d'une manière plus ou moins analogue. En outre, la clientèle de chacun s'enflammait surtout de l'aversion ou de la crainte ressentie à l'égard des autres. Il devait résulter de ces diverses conditions une situation dans laquelle aucun parti ne pouvant à lui seul diriger l'État, tous ou plusieurs voudraient se le partager. Cette répartition de la puissance publique entre des rivalités ne pourrait que la paralyser.

 

    Aussi longtemps que j'ai pu moi-même présider aux destinées de l'État et diriger le Gouvernement sans tenir compte d'autre chose que des nécessités imposées par l'intérêt commun, je l'ai fait, comme vous le savez. Je n'ai pas hésité, d'ailleurs, à appeler auprès de moi des hommes de toutes tendances, convaincu que, pour réaliser la libération du pays, achever la guerre contre l'Allemagne et le Japon, éviter les collisions civiles ou sociales, assurer un premier démarrage de notre activité au milieu des destructions et des ruines, présenter enfin aux puissances étrangères une France rassemblée, rien n'importait davantage que d'établir et de maintenir, aussi longtemps que possible, une élémentaire unanimité française en dépit des inconvénients qui en résultaient forcément dans l'action gouvernementale.

 

    Mais une fois la victoire acquise et le pays consulté par la voie des élections, les partis sont apparus, impatients de leur avènement notamment vis-à-vis de moi, et d'accord entre eux sur ce point seulement que la voie leur fût laissée libre. Dans de telles conditions, et étant écartée par moi toute aventure plébiscitaire, dont je suis convaincu que dans l'état de l'esprit public et dans la conjoncture internationale elle aurait finalement abouti à des secousses désastreuses, il n'y avait, pour l'homme qui vous parle, que deux solutions possibles. Ou bien entrer dans le jeu des partis, ce qui eût, je le crois, abaissé sans aucun profit cette sorte de capital national que les événements l'ont conduit à représenter et en venir rapidement à transiger sur l'essentiel. Ou bien laisser les partis faire leur expérience, non sans avoir, auparavant, fait réserver au peuple lui-même la faculté de décider, par la voie du référendum, du régime qui serait adopté. J'ai choisi cette deuxième solution. Puis, j'ai moi-même proposé publiquement les institutions qui me paraissaient s'imposer pour la France et pour l'Union Française et adressé en temps voulu à mes concitoyens des avertissements pressants quant au jugement qu'ils allaient porter.

 

    On sait ce qu'il est advenu. La Constitution, suivant laquelle tous les pouvoirs se trouvent procéder dans leur source et dépendre dans leur fonctionnement, d'une manière directe et exclusive, des partis et de leurs combinaisons, a été acceptée par 9 millions d'électeurs, refusée par 8 millions, ignorée par 8 millions. Mais elle est entrée en vigueur ! On peut constater aujourd'hui ce qu'elle donne. Gardons-nous d'ailleurs d'incriminer les hommes dont certains sont, je le dis pour les avoir moi-même éprouvés, fort dignes et fort capables de diriger les diverses branches des affaires publiques, mais que le système lui-même ne laisse pas d'égarer ou de paralyser. En tout cas, il est clair que la nation n'a pas, pour la guider, un État dont la cohésion, l'efficience, l'autorité, soient à la hauteur des problèmes qui se dressent devant elle.

 

    Car ces problèmes sont d'une dimension, d'une complexité d'une urgence, qui ne leur laisse rien de commun avec ceux que la France traitait autrefois, bien assise sur sa richesse, au milieu d'un monde nettement connu et défini. Maintenant, c'est de tout qu'il s'agit et de tout à la fois ! L'action économique, l'action sociale, l'action impériale, l'action extérieure, pour ne parler que des sujets les plus volumineux et les plus apparents, nous appellent et nous pressent, tandis que nous zigzaguons sur un chemin bordé d'abîmes.

 

    Action économique ? En valeur absolue nous avons perdu, par le fait de la guerre, la moitié, de notre fortune nationale. En valeur relative, par rapport à d'autres nations qui ont, avant on pendant la guerre, modernisé leur outillage et leurs méthodes, nous avons perdu bien davantage encore. La menace ? C'est la médiocrité toujours plus accentuée jusqu'à devenir la misère. L'effort à accomplir ? D'abord, nous établir sur une base de départ solide en stabilisant la monnaie, ce qui implique en premier lieu une réduction considérable des dépenses et, par conséquent, des activités de l'État. Ensuite, accroître notre production, tant agricole qu'industrielle, ce qui exige que tout le monde travaille au maximum, que nous nous incorporions deux millions de travailleurs étrangers, que nous nous procurions, par tous les moyens commerciaux et diplomatiques possibles, au moins la moitié du charbon que nous pouvons extraire, que nous rééquipions d'une manière moderne notre agriculture, nos usines, et nos mines, que l'esprit d'entreprise, l'initiative, l'émulation, soient dans tous les milieux encouragés et récompensés, que, par principe, la liberté soit rétablie dans chaque branche de l'activité dès qu'un équilibre s'y trouve possible entre l'offre et la demande.

 

    Action sociale ? Faudra-t-il donc que nous demeurions dans cet état de malaise ruineux et exaspérant où les hommes qui travaillent ensemble à une même tâche opposent organiquement leurs intérêts et leurs sentiments ? Sommes-nous condamnés à osciller toujours douloureusement entre un système en vertu duquel les travailleurs seraient de simples instruments dans l'entreprise dont ils font partie et un autre qui écraserait tous et chacun, corps et âme, dans une odieuse machinerie totalitaire et bureaucratique ? Non ! La solution humaine, française, pratique de cette question qui domine tout n'est ni dans cet abaissement des uns, ni dans cette servitude de tous. Elle est dans l'association digne et féconde de ceux qui mettraient en commun, à l'intérieur d'une même entreprise, soit leur travail, soit leur technique, soit leurs biens, et qui devraient s'en partager, à visage découvert et en honnêtes actionnaires, les bénéfices et les risques. Certes, ce n'est pas cette voie que préconisent, ni ceux qui ne veulent pas reconnaître que rehausser la dignité de l'homme c'est non seulement un devoir moral mais encore une condition du rendement, ni ceux qui conçoivent l'avenir sous la forme d'une termitière. Mais quoi ? C'est la voie de la concorde et de la justice fructifiant dans la liberté !

 

    Action impériale ? Parce que nous fûmes capables d'ouvrir au progrès moderne des contrées qui, auparavant, végétaient dans les abus, la misère, l'anarchie, parce que nous ne saurions renoncer à y remplir les devoirs que nous avons assumés sans les rejeter dans le trouble ou les livrer aux ambitions des autres, parce qu'en les perdant nous perdrions notre rang de grande puissance, nous avons, vis-à-vis du monde entier, le droit et le devoir de faire vivre et de développer l'Union Française que nous avons proclamée au pire moment de la pire des guerres. Amener chacune des entités humaines qui composaient hier notre Empire à se développer pour son compte, dans son cadre, à son profit, la faire bénéficier économiquement, socialement, moralement, intellectuellement, de ce dont nous sommes capables, l'associer à la Métropole dans des conditions conformes, soit au degré de son développement, soit aux traités que nous avons conclus, mais réserver à l'expérience, à la sagesse, à l'autorité de la France, la responsabilité supérieure de l'ordre public, de l'action extérieure, de la défense vis-à-vis du dehors et des activités économiques intéressant la communauté, voilà la tâche à accomplir ! L'effort est grand, le devoir est lourd, mais l'enjeu est à la mesure de la France.

 

    Action extérieure ? Nous nous trouvons, désormais, dans un univers entièrement différent de celui où notre pays avait vécu pendant des siècles. Nous fûmes longtemps accoutumés à une Europe équilibrée, où cinq ou six grandes puissances, tout en rivalisant entre elles et en se faisant l'une à l'autre périodiquement la guerre, avaient une civilisation semblable, une commune manière de vivre, un même droit des gens, où les États moins importants se trouvaient protégés par la parité des plus grands, où notre vieux continent dominait en fait le monde par sa richesse, sa puissance, son rayonnement, où la France pouvait mener, avec bonheur ou malheur suivant les circonstances, mais toujours à son gré, une politique traditionnelle, fondée sur des données constantes. Le tableau a complètement changé !

 

    Notre planète, telle qu'elle est aujourd'hui, présente deux masses énormes, toutes deux portées à l'expansion, mais entraînées par des dispositions essentiellement différentes et, du même coup, par des courants idéologiques opposés. L'Amérique et la Russie, si on a le droit d'espérer qu'elles ne deviendront pas ennemies, sont automatiquement rivales. D'autant plus que le rapetissement de la terre, par suite de l'évolution technique, les met partout en contact, c'est-à-dire partout en garde, et que l'invention de moyens de destruction terribles introduit dans leurs relations un élément acrimonieux d'inquiétude, sinon d'angoisse. Dans une pareille situation, placés là où nous le sommes, le maintien de notre indépendance devient pour nous le problème brûlant et capital.

 

    Il implique, d'abord, que le sort du peuple allemand soit réglé de telle manière que les ambitions, les moyens, l’orientation de notre voisin ne puissent plus nous tenir un jour sous le coup de leur menace. Il implique, en même temps, que nous nous appliquions à refaire l'Europe, afin qu'existe, à côté des deux masses d'aujourd'hui, l'élément d'équilibre sans lequel le monde de demain pourrait peut-être subsister sous le régime haletant des modus vivendi, mais non point respirer et fleurir dans la paix. Il implique, encore, que nous contribuions, dans toute la mesure de notre influence et de nos possibilités, à faire vivre la coopération internationale et ses naissantes institutions, pour que toute cause éventuelle de conflit puisse être étudiée et jugée à temps devant l'opinion de l'Humanité tout entiere. Il implique, enfin, que nous restions nous-mêmes, c'est-à-dire des Occidentaux, fidèles à une conception de l'homme, de la vie, du droit, des rapports entre les États, qui nous a faits tels que nous sommes, à laquelle ont toujours tenu notre influence et notre rayonnement et qu'il nous faut défendre et faire valoir dans le tumulte du monde, pour servir et pour survivre.

 

    Voilà, en vérité, où nous en sommes et voilà ce que nous avons à faire ! Si nous n'étions pas le peuple français, nous pourrions reculer devant la tâche et nous asseoir au bord de la route en nous livrant au Destin. Mais nous sommes le peuple français ! Alors que beaucoup nous tenaient pour perdus ou, tout au moins, pour bien malades, nous avons su fournir l'effort héroïque et organisé de la résistance nationale qui nous a permis de sortir, dans les rangs des vainqueurs, du plus grand drame de notre Histoire. À l'heure qu'il est, nos soldats, qui rétablissent la paix en Indochine, font preuve d'autant de courage et d'autant de dévouement que jamais soldats n'en montrèrent. Nous ne sommes devenus ni bêtes, ni paresseux, ni corrompus ! Malgré toutes ses pertes, notre race n'est nullement en voie de disparaître et même les jeunes mamans de France ont mis au monde, l'année dernière, plus de bébés que nous n'en avions comptés annuellement depuis cent ans ! Si nous avons notre grande peine et notre lourd fardeau, toutes les nations ont les leurs et certaines d'entre elles s'en trouvent aussi éprouvées que nous.

 

    Mais il s'agit, à présent, de nous tirer d'affaire, de résoudre virilement, par un puissant et long effort, les problèmes dont dépendent notre vie et notre grandeur. La cause est maintenant entendue. Nous n'y parviendrons pas en nous divisant par catégories rigides et opposées. Nous n'y parviendrons pas si l'État, dont c'est le rôle de guider la nation, est bâti pour fonctionner sur la seule base de ces divisions et des groupements qui les expriment. La République, que nous avons fait sortir du tombeau où l'avait d'abord ensevelie le désespoir national, la République que nous avons rêvée tandis que nous luttions pour elle, la République dont il faut qu'elle se confonde maintenant avec notre rénovation, sera l'efficience, la concorde et la liberté ou bien elle ne sera rien qu'impuissance et désillusion, en attendant, soit de disparaître, de noyautage en noyautage, sous une certaine dictature, soit de perdre, dans l'anarchie, jusqu'à l'indépendance de la France.

 

    Il est temps que les Françaises et les Français qui pensent et qui sentent ainsi, c'est-à-dire, j'en suis sûr, la masse immense de notre peuple, s'assemblent pour le prouver. Il est temps que se forme et s'organise le Rassemblement du Peuple Français qui, dans le cadre des lois, va promouvoir et faire triompher, par-dessus les différences des opinions, le grand effort de salut commun et la réforme profonde de l'État. Ainsi, demain, dans l'accord des actes et des volontés, la République française construira la France nouvelle !

 

        Vive la République ! Vive la France !"