Lorsqu’il nous raconte avec le sourire que, parti de Paris aux aurores pour être à l’heure au journal télévisé de France 3, et qu’il arrive pour se voir opposé une grève, je songe à la tête que j’aurais fait à sa place…Quant au téléspectateur alsacien pas de Jean d’Ormesson !

Je lui parle de son papier du Figaro, du 6 novembre, si pertinent où il évoque le duel Sarko-Ségolène : « Il est permis de soutenir qu’à gauche, ce sera l’union après les débats. A droite, pas de débats. Mais pas d’union non plus. On peut le regretter. » Nous pensons tous qu’il n’est pas impossible d’en arriver à cette absurdité. Les quelques petits événements de ces derniers jours autorisent à craindre le pire. Et Jean d’Ormesson nous parle d’un nouveau papier, à paraître dans les jours qui viennent et qu’il écrit sous forme de contes, pour enfoncer le clou. Puisse-t-il être entendu.

Je lui suggère de rassembler ses tribunes, critiques, éditos pour nous les livrer en un volume de type « bloc notes » Il enregistre.

A propos de textes il nous raconte celui qu’il écrivit en 1974 pour saluer l’accession à la présidence de la République de son ami Giscard….Le giscardien d’Ormesson fut reçu une fois, et une seule, par le président de la République Giscard en son Elysée.

Aux lendemains de l’élection de Mitterrand il commit un texte assassin dans lequel il annonce que le tribunal de l’histoire lui demandera des comptes. Un texte dont j’ai honte tellement il était comminatoire ajoute Jean. Mitterrand le reçut une douzaine de fois et, très particulièrement, au moment même de quitter l’Elysée. C’est d’Ormesson qui fut son tout dernier visiteur.

Cette rencontre et les détails qu’il nous en livre sont totalement passionnants. Jean d’Ormesson resta alors discret sur la teneur de l’entretien sauf sur un de ses éléments qu’ill livra à un journaliste : Mitterrand eut des mots durs sur la puissance du lobby juif. Rapporté dans la presse cela déclencha des tempêtes médiatiques. D’ormesson en fut (officiellement ?) très étonné) et en parla avec plusieurs proches de Mitterrand dont Roger Hanin qui lui dit avec la simplicité de l’évidence. « Mais, naturellement ! il nous l’a souvent dit à nous aussi »

Mais quittant le domaine, aujourd’hui trouble et déprimant de la politique, nous parlons de son dernier livre qu’il présente à la Librairie Kléber dans l’après midi, La création du monde.

Un souvenir d’abord, alors que nous parlons évidemment de Jonathan Littel et des ses bienveillantes, ce grand livre qui donne envie de vomir à chaque page

Lorsque j’étais tout petit, dans les années trente, en Bavière où mon père se trouvait en poste j’avais assisté à un défilé populaire et de rutilants uniformes avec fanfares défilaient. Je me suis mis à applaudir tant le spectacle était entraînant. Mon père me décocha une gifle, la seule de ma vie. Je n’avais pas compris, c’était des nazis qui paradaient !

Il en parla souvent de cette gifle et notamment avec Jankélévitch pour qui il eut une grande et réelle admiration. Jankélévitch lui dit à propos de cette gifle: la seule limite à la tolérance c’est l’intolérable…

La question tourne autour des Bienveillantes : grand livre. Je lui demande s’il estime que cela peut ressembler à du Tolstoï ou du Vassili Grossmann (sourires de Daniel Riot et de François Wolfermann…) Non, un grand livre…On attend de voir l’évolution de l’écrivain et reste posée la question du style et du souffle qu’il faut à un grand roman.

Puis fuse l’esprit, fusent les mots, les bons mots qui illuminent la rencontre.

D’Ormesson raconte ses poètes, ses écrivains, ses admirations.

Il se souvient de Simone de Beauvoir à Marcel Gallimard : 

« Je méditerai, tu m’éditeras.

Je t’enlacerai tu t’en lasseras »

Une réplique de L’habit vert où un flatteur dit à un écrivain :

«  J’ai tant d’admiration pour votre génie

La réplique pourrait être d’ormessonienne : -Pourquoi ces restrictions ? »

Cioran au cours d’une de leurs conversations: « Si Jésus avait été noyé au lieu d’être crucifié nous aurions tous un aquarium au dessus de nos têtes.

Nous éclatons de rire à chaque phrase que nous raconte Jean avec une vélocité et une fraîcheur extraordinaire

De Tristan Bernard : Quelqu’un admiratif devant une de ses assertions :

« Il est de vous ce mot ?

-Oui mais pas pour longtemps »

Nous parlons de notre succès strasbourgeois avec la rencontre d’écrivains de septembre autour de la Bibliothèque Idéale. Je la lui décrit sans trop de précautions :  « … nous avons eu beaucoup d’écrivains…ce fut une belle réussite ... » Nous lui demandons d'y venir en 2007 pour la seconde édition. « Oui, mais ce qui m’ennuie, nous dit-il avec un des ses sourires illuminés d’ironie, c’est « le beaucoup d’écrivains… »

Magnifique illustration de l’orgueil de l’artiste. L’humour et l’autodérision de la formulation donnent presque envie d’acquiescer, mais nous estimons tous qu’il faut une soirée spéciale d’Ormesson l’année prochaine. Et François Wolfermann le premier lui en fait la proposition

Nous insistons tous pour qu’il revienne à Strasbourg. Jean d’Ormesson ne dit pas non. Il ne dit rien et nous fixe avec son beau regard bleu, un peu plus profondément qu’avant. Un moment de silence et nous devinons que parler de l’avenir à quatre vingt et un an constitue une audace qu’il s’interdit.