Voilà quatre ans que de prestigieux écrivains se rendent à Strasbourg, considérée par eux comme une vraie capitale du livre, pour y proclamer le choix de leur lauréat de la bourse de la nouvelle. Les lauréats récents étaient des choix heureux et prémonitoires, je pense à Philippe Claudel, reconnu à Strasbourg avant Olivier Adam qui eux aussi font maintenant une très belle carrière d’écrivain. C’est à Strasbourg qu’ils ont été révélés.

Hier, 24 juin, ce fut au tour de Franz Bartelt d’être révélé avec son livre « Le bar des habitudes » On dira, avec ceux qui ont déjà eu le bonheur de lire ces nouvelles, que le tenancier du « bar des habitudes » nous sert de prodigieux rafraîchissements, des cocktails de cruauté et de tendresse, des digestifs singuliers qui vous feraient passer les plus infects nourritures terrestres, un apéritif aussi au reste de votre œuvre…

La jubilation que la lecture de ce livre nous procure est réelle et intense.

Nous avons eu du plaisir hier à accueillir ce très bon écrivain, nouvelliste, romancier, dramaturge, poète. Les auditeurs de France Culture ont été heureux eux aussi de rencontrer l’auteur de pièces radiophoniques qu’est Franz Bartelt… Un événement littéraire par conséquent, à Strasbourg que seuls les quelques heureux qui ont accepté de se déplacer à l’hôtel de ville auront pu suivre et…connaître. Or rencontrer Bernard Pivot n’est pas une occurrence quotidienne, ni Didier Decoin qui vient de publier un merveilleux Henry et Henri, ni Françoise Mallet Joris qui nous avait donné à lire son merveilleux Rempart des béguines !

Et puis, comment ne pas souligner la joie de recevoir à Strasbourg ce que l’on appelait encore à la fin du XIXe siècle, lorsque l’Orient semblait s’arrêter au Rhin : un homme de l’Est…Franz Bartelt est originaire de Charleville Mézière Ce qu’on disait au temps de Verlaine (le messin), de Barrès (le carpinien) et de Rimbaud (le carolomacérien), vaut plus que jamais aujourd’hui : la littérature se lève à l’Est… Et si Bernard Pivot avait raison d’écrire, il y a quelques années, que le « TGV, trop rapide, est un mauvais coup porté au livre », le TGV-Est, lui, est certainement une grande chance pour le livre, pour la nouvelle et la littérature.

Il me vient à l’esprit ce qu’écrivait l’un des plus grands nouvellistes américains, John STEINBECK : « Une ville ressemble à un animal. Elle possède un système nerveux, une tête, des épaules et des pieds. Chaque ville diffère de toutes les autres : il n’y en a pas deux semblables. Et une ville a des émotions d’ensemble. » Une ville, en effet a des  « émotions d’ensemble » et à Strasbourg cette émotion partagée s’appelle la culture. Elle s’appelle art, danse, musique, littérature. Elle porte le nom de chacune des muses. Elle s’appelle création. Ses noms, tout comme les formes qu’elle revêt, sont multiples, mais c’est une seule et même émotion, une seule et même passion qui est partagée par une ville où la culture compte plus que tout. Si d’ailleurs l’on se hasardait à la généalogie littéraire, dont Etiemble nous a pourtant prévenu de nous méfier, ne faudrait-il pas trouver dans le Decameron de Boccace, que l’on peut tenir comme le tout premier exemple de ce genre singulier qu’est la nouvelle, ne faudrait-il pas y trouver cette   « émotion d’ensemble » qui permet tout à la fois de lier ce qu’est une ville à ce qu’est une nouvelle… Dans les dix journées et les cent récits du Decameron, c’est Florence qui toujours apparaît en contrepoint, non pas comme un sujet d’écriture ni même comme un décor ou un paysage. La ville est présente dans le Decameron, parce qu’elle n’existe plus alors nulle part ailleurs. La peste et la mort ont décimé le Florence de 1348. Et la ville subsiste seulement dans les histoires racontées par les dix Florentins que le génie de Boccace a réunis.

Nous savions, Jorge Semprun nous l’a répété combien de fois depuis L’Ecriture ou la Vie ?, que la littérature pouvait sauver des existences singulières… Avec Boccace, nous apprenons qu’une nouvelle peut sauver des villes entières… Il en va de Boccace et du Decameron. Il en va également du Bar des habitudes, de Franz Bartelt, qui sauvera certainement les lecteurs, que je lui souhaite très nombreux, de l’ennui et des habitudes, à défaut de sauver Charleville-Mézières, sa ville, des griefs que lui faisait Rimbaud…

En ce 24 juin un invité surprise s'est joint à l’équipe des Goncourt, Guy Carlier. Le mélange fut admirablement réussi et une étonnante alchimie se dégagea de ces conversations croisées. On parla littérature bien sûr mais Edmonde Charles Roux la veuve de Gaston Deferre a un regard tellement pertinent sur la res publica que ce fut une délectation de l’entendre évoquer Chirac, Villepin, Ségolène…Nicolas Sarkozy fut préservé…La France dégringole. Point n’est besoin d’ailleurs être de l’Académie Goncourt pour suivre au quotidien cette déchéance.

Le maire, Fabienne Keller ne cessait, pendant le repas de dialoguer avec Guy Carlier et Françoise Mallet Joris et Didier Decoin. Une sorte de réelle complicité s’engagea entre eux.

Pivot brillait avec le représentant de la librairie Gallimard. Il nous livrera dans quelque temps un dictionnaire amoureux des vins de France.

Un grand moment, coupe du monde oblige, s’engagea lorsque Carlier me demanda.   « Que devient Raymond Kaelbel ? » J’étais stupéfait d’admiration ! « J’avais sa photo dans ma chambre reproduit sur une double page d’un magazine, c’était un de mes footballeurs préférés » ajouta-t-il. Et voilà que Carlier se met à nous citer par cœur la composition presque intégrale de toutes les équipes de foot des cinquante dernières années. A Strasbourg nous eûmes droit à Molitor, Jean Noël Huck, François Remetter, Jacki Novi. Bien sûr Gilbert Gress. Et Albert Gemmerich, notre Albert, eu droit à une mention spéciale « un des meilleurs ailiers de tous les temps ! »

Je questionnais Guy Carlier : « Comment percevez vous Strasbourg ? Ville de province où l’on mange de la bonne choucroute où fleurit le gewürtztraminer?»

« Pas du tout, j’aime cette ville et je suis littéralement fasciné par sa cathédrale. Je suis dans un hôtel en face d’elle et lorsque le matin résonnent ses cloches je la contemple et elle me fait penser à un immense navire magique et rose qui m’envahit et m’inspire. J’ai ressenti cela une première fois et c’était tellement fort que j’avais besoin de le partager alors je suis revenu avec un ami. Mais il me fallait plus encore c’est pourquoi je suis venu cette fois ci avec l’amour de ma vie » A ses côtés Joséphine Dard, belle et radieuse confirmait.

« Au fond vous êtes tous les deux comme André Malraux et Clara lorsque dans les année 1930. Ils séjournaient dans un hôtel en face de la cathédrale qui les inspira tant avec ses œuvres sculptées ». Puis ils ont décidé de faire une croisière sur Le Rhin. « Il me faut faire mon plein d’images. Je vais nourrir mon imaginaire », avait dit André à Clara. Et ils voguèrent vers la Lorelei…

La littérature est décidément un formidable élément fédérateur de culture. La pensée circule entre l’auteur et le lecteur, entre les écrivains eux même, entre tous ceux qui s’interrogent sur la condition humaine.

Je vais compléter dès lundi ma lecture du «  bar des habitudes » trop discrètement célébré à Strasbourg !

Mais cette occultation par les médias, malgré les efforts des organisateurs de la bourse Goncourt, n’est-elle pas préjudiciable à la diffusion et au rayonnement de la culture elle même et naturellement aussi de Strasbourg ?

Maigre consolation si je peux imaginer que ce blog répare quelque peu les choses mais, bien sûr, de manière trop étroite, quelque centaines de lecteurs par jour…Je pense néanmoins qu’ils vont aussi parler entre eux.