Je quitte une soirée privilégiée, je sors du Maillon, notre théâtre...

Le président Michel Reinhadt et son directeur Bernard m’y ont amicalement contraint. J’ai été sommé de venir voir Mort d’un commis voyageur d’après Arthur Miller avec une pertinente mise en scène de Luk Perceval. La pièce donnée par le Théâtre de Belgique était en flamand surtitré.

De quoi vous inquiéter avant d’y participer. J’ai donc été saisi par quelques premières minutes d'appréhension…qui se sont dissipées, envolées, muées en fascination pour une œuvre qui, sans que vous ne vous en aperceviez, se grave dans votre mémoire et s’y installe.

Quelques pièces de théâtre m’ont fait cet effet décisif, Mister Mockinpot, il y a longtemps, Le Laboureur de Bohême…il y a longtemps aussi. Bien d’autres encore, mais j’en ai tellement ratée par les contraintes de mon mandat que je n’ose en poursuivre la courte liste.

Mort d’un commis voyageur a provoqué cette magie que seul le théâtre peu offrir. La méditation vous saisit et une certaine transmutation des pensées se déclenche, en un mot, une alchimie s’opère en vous.

A l’issue de la pièce, la nuit chaleureuse prolongeait l’envie de culture. La nuit était invitation au dialogue et aux débats. - Pensée triviale !- je me sentais justifié de l’important effort que la ville consent à l’égard du Maillon. La scène elle même est maintenant incontournable, la plus vaste de la ville. Le lieu, cette cour de l’historique parc des exposition, semblait destinée à la culture, à la méditation et aux débats. On s’y installait comme sur la place d’un village ancien, nimbée de soleil intérieur, où l’on redécouvrait le plaisir de ne plus s’ignorer, de parler, de libérer la convivialité, de se sentir à l’abri des artifices et des pressions de tous les audimats qui nous cernent aujourd’hui.

 

Mort d'un commis voyageur, une œuvre, une pièce, toutes en nuances, en rythme, en mouvements. La violence les silences, le désarroi, la mythomanie, le rêve brisé, s’y entremêlent et tiennent en éveil la conscience de chaque spectateur. La richesse et la complexité des sentiments interdisent de n’y voir que la déchéance du commis voyageur et l’évocation d’une société cruelle, arrogante et paradoxalement décadente aux temps des Etats Unis capitalistiquement triomphants.

Les comédiens sont prodigieux par la qualité de leur interprétaion juste, par leur puissance physique et ces termes sont euphémiques. Il faut les voir en caleçons, débordants de leurs chairs opulentes, suggérant le pire qui n’advient jamais tant il est fortement suggéré. Il faut voir les scènes érotiques et la copulation, engagées pour effrayer les âmes innocentes, poussées jusqu'au point limite jamais atteint. On attend l’irrémédiable, il ne surgit pas totalement mais on a tout saisi.

Un acteur immatériel mais essentiel se promène, puissamment discret, tout au long de cette pièce, dominateur et magistral, effrayant et fatal : le Temps. Celui de chronos, celui des mélancolies, celui des illusions, celui qui conduit à la mort. Il est là, tyrannique, par plaques de périodes superposées, entrelacées. Il est l’inéluctable, il est le destin.

Au premier degré voici donc une simple histoire de famille. Elle réussit à incarner l’humaine destinée et ne cesse de nous hanter une fois la lumière revenue.

Le décor est sobre et saisissant : des arbres, une forêt qui est aussi la jungle des villes, la jungle des hommes qui s'entrecroisent sans se voir, qui s’entredéchirent…la forêt, élément naturel transfiguré en scène imaginaire d’une inquiétante société où se répondent les silences de la mort constamment à l’affût, et du fils insultant le cadavre de son père.

Devant la forêt, le huis clos du salon de cette famille écrasée, écartelée.

On ne sort pas indemne, on médite en effet.

Et le bar du Maillon et la cour, comme un agora convivial, s’imposent, nécessaire lieu de pose et de discussion, thérapie de l’esprit bouleversé.

Oui le théâtre conduit à l’essentiel chaque fois qu’il s’empare de la qualité et qu’il est exigeant avec lui même.