Je ne réussis pas suffisamment à m’'arracher à mes contraintes pour trouver ces moments de luxueuse immatérialité que je pistais avec soin avant d’être en charge la CUS et d’'une partie importante de la Ville. Mon plaisir était d’'aller voir une exposition, visiter des ateliers d’'artistes, de pénétrer l’œ'oeuvre accrochée ou posée à même le sol, de flâner dans une librairie, de rencontrer des écrivains. …Plaisir contrarié et disputé aujourd’hui. Frustration…

Je me suis évadé de mon agenda ce mercredi pour aller au déjeuner avec Elie Wiesel qui venait aussi à l'invitation de la ville dans le cadre de son partenariat avec la Librairie Kléber.

En avance, je me suis trouvé à bavarder avec des fidèles de ces rendez vous littéraires strasbourgeois, Daniel Riot, incontournable et l’'homme qui allait présenter Elie Wiesel le soir, psychanalyste. Et, "chez Yvonne" est une bonne table...

Wiesel vint avec quelques amis, accompagné aussi par Jérôme Clément et un journaliste d'’ARTE.

Nous étions une petite douzaine au total. Difficile d’'aller au fond des conversations et Jérôme sait se faire entendre. Il a un charme qui opère dans ces situations. Il se fit donc entendre une grande partie du déjeuner en intime proximité, mezzo voce.

J’'entendais ce qui voulait bien me tomber dans l’'oreille et j’'observais.

Je faisais « décor », assez convenablement, et me demandais si - et quand - j’'allais me mettre, moi aussi, à dialoguer avec le grand homme.

Jérôme Clément évoqua un livre, un des quarante sept livres d’'Elie Wiesel, qu’il trouvait particulièrement remarquable. « Quel beau livre"  dit-il, « que ce dialogue avec Mitterrand est grand, ah qu’'il est beau ce livre! » dut-il répéter, tentant de convaincre son auteur qui resta sceptique.

Et la discussion tint alors son sujet… une bonne partie du déjeuner... Mitterrand ! Je ne crois pas qu'’à cet instant l’'un d’entre nous ait songé à l’'anniversaire du 10 mai 1981, à moins que ma naïveté soit encore plus prodigieuse que ce que je sais d’'elle…

Elie Wiesel s’'est pratiquement défendu de préférer ce livre là. D’'abord il datait de 1984 et, si j’'ai bien compris, à cette époque là Wiesel ne le connaissait pas complètement, Mitterrand.

Celui ci cherchait à fréquenter souvent celui là, ou vice versa ? et une anecdote assez significative nous fut racontée.

Pour le dernier voyage officiel à Berlin Mitterrand insista vivement pour que Wiesel l’'accompagne. Son siège dans l'’avion était réservé à coté de celui de Mitterrand.

Wiesel refusa malgré les affectueuses pressions de celui qu'’on appelait « dieu », ne l'’oublions pas. Et Wiesel dit avoir bien fait car « dieu » voulait l’'instrumentalismer, selon lui, en prononçant un discours à la gloire de l’'armée allemande. La phrase serait -et fut - quelque chose du genre « l’'armée allemande vaut l’'armée française… » Wiesel n’aurait pas pu le supporter et nous dit clairement que Mitterrand spéculait sur le fait que, s’'il s’était trouvé assis là, pas loin de l’'orateur divin, dans la tribune officielle, au moment où ces phrase là étaient prononcées, la décence et les règles protocolaires n’auraient pas permis qu’il protesta. Garantie et caution morale pour Mitterrand donc, prise d’otage pour Wiesel.

Et il nous affirma que si cette situation s’était produite, il se serait levé et serait parti.

Le sens de l’'honneur existe et fréquenter un homme d’'honneur, ne serait-ce que quelques instants, est roboratif.

Il y a eu débat et François Wolfermann quant à lui intervint avec passion. Il dit avoir lu et écouté tous les discours de Mitterrand (!) dieu « voulait simplement dire qu’'un soldat allemand vaut un soldat français… » J’'ai écouté le texte récemment affirma-t-il. (sic)

Il n’ y eut pas accord sur cette partie de la conversation.

En un mot Wiesel nous dit que le jour où Péan révéla les relations Mitterrand –Bousquet, leur amitié fut terminée pour lui. Plus tard, Mazarine lui demanda de lui parler de son père. Wiesel commença par rappeler que ses convictions lui interdisaient de dire du mal d’un mort. Ils parlèrent donc du passé et Wiesel dit « puis Bousquet vint… ». Terminé !

« Mais au fond, chez Mitterrand, tout ne commença-t-il pas par Bousquet ? » lançais-je sous forme de question métaphorique. Brouhaha !

Mitterrand ne voulut pas, selon Wiesel, renier cette amitié avec Bousquet « Excusez vous ! lui suggérait Wiesel, tout le monde peut faire des erreurs, surtout de jeunesse… »

« Je ne fais pas d’'erreur » lui a dit en substance Mitterrand

Wiesel : « Même Dieu (le vrai) a fait des erreurs, la Bible en atteste »

« Mais pas moi » lui répondit dieu.

Il y eut autour de la table un bref moment surréaliste d’'excitation Mitterrandôlatre, mutuelle et réciproque. Je n’étais évidemment ni dans la mutualité ni dans la réciprocité. J’étais simplement interloqué et rien que cet épisode me fit me réjouir d'avoir été là!

Seul Wiesel gardait la tête sur les épaules. Wolfermann, il est vrai, constata : « Dire que c’est Mitterrand notre sujet de conversation… » Nous le quittâmes pour retomber pas trop loin…. On se mit à reconnaître à Chirac d’avoir été le premier à affirmer la culpabilité de la France dans les persécutions anti juives, à avoir demandé pardon au nom de la France.

« Comment ? demandais-je faussement naïf, Mitterrand ne l’'avait pas fait, lui ? » La réponse dépassa mes espérances, ce fut un chœoeur unanime « non ! il ne l’a pas fait, lui »

Wiesel, qui vit aux Etats Unis, évoqua des slogans outranciers utilisés en France, et dit avoir été choqué par « Villier = Hitler ». Je ne connaissais pas. « Traiter Villiers de Hitler c'’est, à contrario, traiter Hilter de Villiers, donc de le minimiser complètement. » Imparable. J’'espère toutefois que la démonstration , arithmétiquement pure, n’'avait pas pour objectif de saluer les positions assez superficielles et un peu hystériques de Villiers qui voit des complots islamistes partout. Il a maintenant l’'outrance des idées Le Pen, sans les outrances du personnage. !

J’'essayais d’évoquer les dangers du communautarisme par rapport aux idéaux de la République, de la place de l’homme, par conséquent, face aux replis communautaristes, …sans grand succès.

Je demandais à Wiesel s’'il apercevait à travers le monde des Hitler potentiels ? Vive protestation de sa part … pas de Hitler à l’'horizon.… J’ai compris que Hitler était le monstre absolu, la référence du Mal éternel …à ne pas utiliser pour n’importe quoi. Les mots y compris les noms propres ont un sens ! « Mais il y a des fascistes et des dictateurs à travers le monde ». Ce qui inquiète Wiesel c’est l'’Iran.

Daniel Riot, à juste titre, évoqua les cris d’'orfraies de toute l’Europe face à Jorg Hayder, en son temps, en Autriche…. Mais pas un mot à propos des « Hayders polonais actuels… » Selon Riot, personne n’est suffisamment pur pour donner des leçons aux Hayders aujourd’hui. Je ne partage pas cette analyse, ni cette explication mais je n’en ai pas d'’autres pour l’instant. Les Polonais fascistes ? Il faut que je me documente mieux.

La Biélo Russie, si elle était plus importante, constituerait un danger. Et Wiesel nous dit son inquiétude face à Poutine. Dangereux Poutine !

J’'ai retenu aussi cette inquiétante et cruelle affirmation de sa part. Professeur de philosophie aux Etats Unis, il a vu passer chez lui des milliers d’'étudiants, avec lesquels il avait toujours établi un contact personnel. « Aucun d’eux, martela Wiesel, n’'a jamais embrassé de carrière politique. Il y a pour ces jeunes là une sorte de répulsion face à la politique » Jérôme Clément, évoquant ses fils, le rejoignit. « Il font de l'’humanitaire ou du social mais refusent de s’'engager politiquement ».

Il y eut alors un beau moment de chorale des âmes pures pour tonner et tomber à bras raccourcis sur les politiques. C’'est d’ailleurs à ce moment là que j'’avais prononcé mes premières paroles au cours de ce déjeuner de têtes « Ne salissez pas tous les hommes politiques, ne les mettez pas tous dans un même panier d’infamie ! Il y a tant de dévouement et d’'abnégation de la part de tous ces maires et élus locaux qui ne songent qu’à une chose, faire avancer leur collectivité, faire progresser l’'intérêt général. Il y a une vraie noblesse de la politique » J’'eus droit à un timide et court instant de succès d'’estime. Et j’ajoutais, « vous connaissez ce vieux mot de la sagesse populaire : si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique elle , s’occupe de toi » Peut-être n’était-ce pas suffisamment intellectuel pour l'’auditoire qui m’'accorda, une nouvelle fois néanmoins, une approbation silencieuse.

Je reviendrais !

Ce que je retiens avant tout de ce grand moment, c’est la personnalité d’Elie Wiesel, une exceptionnelle figure de sagesse agissante. Une conscience !

La vraie grandeur se mesure à la simplicité, loin de la recherche d’'artifices. Wiesel est un très grand !