Essayons de définir la Culture
Par Robert Grossmann le jeudi, 27 décembre 2012, 11:45 - Lien permanent
Dialogue fictif avec un plasticien Extraits de « Culture
en Alsace » ed. du Verger Robert Grossmann La quête du Graal a
toujours nécessité des chevauchées conquérantes pour franchir, d’épreuves en
épreuves, les difficultés et les obstacles du quotidien. Emerson était
lumineusement pertinent lorsqu’il nous a légué sa formule : « accrocher
sa charrue à une étoile ». Voilà quelques
réflexions liminaires. Je les ai exposées à J-L. C. en introduction à nos
discussions. Vous
avez dit « culture » ? « L’Europe
de ses rêves ne pouvait coexister pacifiquement avec la souffrance,
l’abêtissement et la misère physiologique d’un milliard d’êtres humains pour
lesquels le mot même de « culture » était une insulte et une
provocation. »[1]
Romain Gary J-L.
C. : Très belle citation d’Emerson en
effet, mais quelle étoile en ce début de XXIe siècle… et quel
laboureur ? Et au fait, de quoi parlons-nous
lorsque nous brandissons le mot “culture”, mot aux emplois multiples, mot
polysémique qui peut exprimer tout à la fois une arrogance sans fondement, un
étalage de superficialités ou, au contraire, une humilité dans la recherche du
savoir, l’amour de la connaissance, le plaisir de fréquenter des œuvres qui
vous subliment, la quête de sens ? D’entrée il me
semble nécessaire d’affirmer que la culture ne saurait être un instrument de
politique partisane. Ni gauche ni droite mais au service de tous et de
chacun. Pas « d’hégémonie culturelle » politicienne. Désolé pour
Gramsci et les gramsciens ! Jacques Rigaud,
dont les ouvrages font autorité, l’a exprimé en une formule à laquelle je n’ai
cessé d’adhérer : « La culture ne peut être un enjeu politique à
plus forte raison ne saurait-elle être un instrument de pouvoir. Il faut donc
affirmer l'éminente dignité de la culture, irréductible aux autres activités de
la vie sociale, et la mettre en mesure de s'imposer dans les arbitrages
politiques et financiers. » À titre personnel
j’ai toujours été surpris par ceux qui se sentaient obligés d’engager leur
entretien avec moi par : « Je ne suis pas de votre bord… » ou
« Je ne partage pas vos idées, mais j’ai de l’estime pour votre engagement
et votre action. » – Quelles sont donc mes idées ? Quel est donc mon
bord ? leur disais-je. Il est vrai que ma fidélité aux différents mouvements
réputés de droite m’a assimilé à ceux qui en sont et pour qui la culture est
loin d’être une préoccupation. En tentant de
définir cette indéfinissable culture, je risquerais volontiers une
formule : « la culture est un “rendez vous”, une promesse de rencontre avec
ce qu’il y a de plus profond et de plus sensible en nous-mêmes. Une rencontre
avec notre propre émotion à travers l’art. Un rendez-vous avec l’essentiel,
donc ! » Je n’ai cessé de
réfléchir à : « qu’est ce que la culture ? », certain, à
chaque tentative, de ne pas trouver les bons mots pour traduire ce qu’elle
représente. J’ajouterai qu’elle
est génératrice de sens et incite à stimuler cette capacité de curiosité et
d’émerveillement qui fait tomber les voiles de l’opacité quotidienne. J-L.
C. : On peut aussi, de manière plus
académique, se rallier à l’une des définitions du « Robert » :
« La culture est l’ensemble des
connaissances qui permettent de développer le sens critique, le goût, le
jugement. » Mais elle n’est en
aucun cas un stock de savoirs accumulés et, saluons la sagesse de
Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien
pleine ». C’est ce vers quoi devrait conduire la culture ! J-L. C. : Enfin, il n’est pas impossible d’éviter le lieu commun
« La
culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Mais ça, c’est plutôt une question d’état de la
mémoire de chacun… Je
voudrais souligner combien les lignes de Paul Valéry, écrites au fronton du
Palais de Chaillot, me semblent éloquentes et nécessaires car la culture c'est
aussi le désir : « Il
dépend de celui qui passe Que
je sois tombe ou trésor Que
je parle ou me taise Cela
ne tient qu'à toi Ami
n'entre pas sans désir. » J-L.
C. : Susciter du désir, faire entrer le
plus grand nombre possible « d’amis »
au royaume de la culture est une belle mission, la seule valable à mon sens
pour un décideur, à plus forte raison un élu ! Alors que
beaucoup s’enferment dans le culte de l’élitisme il me semble aller de soi que
la culture est destinée à être partagée. Pourtant, si une
minorité de nos concitoyens est saisie par le désir “d’entrer ”, d’autres,
hélas trop nombreux, ne ressentent pas le souffle du sens levé par la culture.
Le grand élan que suscitent les artistes et leurs interprètes passe à côté
d’eux sans qu’ils en soient effleurés. Ceux-là, du bord du
chemin, ne peuvent rester des laissés pour compte. C’est même d’eux qu’il
convient de se préoccuper en priorité, de faire en sorte que de plus en plus de
regards s’ouvrent sur ce qui fut trop longtemps le domaine d’une élite
secrètement jalouse, de happy few d’autant plus heureux qu’ils étaient moins
nombreux à cueillir les parfums de l’art. J-L. C. : Moi je souhaite que mes œuvres soient vues par le plus
grand nombre. Certes je ne suis pas indifférent à l’avis d’universitaires
éclairés, d’amateurs d’art pointus, mais le rayonnement le plus large possible
de la culture me semble indispensable. Il nous appartient
à nous, élus, et aux responsables publics de conquérir ce vaste territoire de
la friche et de faire gagner la culture pour tous. Nous avons à rendre le
terreau fertile. Malraux a défini la
mission de son ministère lors de sa création par cette formule publiée au
journal officiel : « rendre accessibles les œuvres capitales de
l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de
Français ». Il n’y a rien à changer à ce projet idéaliste qui devrait être
une feuille de route pour chaque élu en charge de la culture. J-L. C. : Il convient d’autant plus de la suivre avec conviction
qu’il y a, en la matière, une urgence de plus en plus saisissante car
aujourd’hui la seule culture « pour tous » semble bien être hélas celle de la télévision, le
bouton sur lequel on clique avec facilité pour « recevoir » et ingurgiter les éléments les plus élémentaires et les
plus faciles, ceux qui parlent à nos instincts. La culture, celle que nous évoquons ici, suppose un effort pour accéder
au plaisir de la connaissance. Lire est action. Il faut saisir le livre,
parcourir ses pages, intégrer les phrases écrites, tandis que l’image se donne
à nous de manière immédiate. La plupart des manieurs de programmes de
télévisions recherchent évidemment l’image la plus accessible à tous, d’où la
consultation permanente de l’audimat pour plaire, comme certains hommes
politiques consultent en permanence leurs sondages. La mission de ceux
qui détiennent une responsabilité dans le domaine de la culture devrait consister
à ne pas privilégier les projets suggérés par les taux d’audience, donc de
popularité supposée. Ils sont toutefois peu nombreux, aujourd’hui, ceux qui ont
le courage de ne pas suivre l’appétit des foules dans le but de leur apporter
un « mieux-disant culturel ». La responsabilité
bien comprise des élus devrait consister à ne pas suivre, forcément et
toujours, leurs électeurs, mais parfois à les précéder et à leur indiquer les
voies vers les pentes plus élevées, celles qui conduisent au sens. S’ils se laissaient
aller à une permanente facilité, ils finiraient par s’identifier inconsciemment
à Patrick Le Lay tant il est vrai que pour la majorité de nos concitoyens la
culture c’est la télévision. Dès lors, l’audimat fixe les choix des
programmes : Loft Story, Secret Story, l’Île de
la tentation, Qui veut gagner des millions. C’est dire… La télé est en
réalité gérée par les annonceurs, et la publicité est un outil
essentiel de formatage idéologique des esprits. Images de réussite fondées sur
un surcroît de consommation : pour être beau, heureux, en bonne santé il
faut ressembler à la star qui utilise Yves Saint Laurent, la vamp qui respire
Chanel, la jeune senior qui mange du yaourt pour consolider ses os avant
d’aller marcher en montagne. Il faut l’after shave de
Sébastien Loeb, manger ces friandises au chocolat parce que Jo Wilfrid Tsonga
trouve que se sont les meilleures… Qui
pourrait oublier la sortie de Patrick Le Lay ? «… À la base,
le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit
(…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du
téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre
disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer
entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau
humain disponible. » Voilà
l’anti-culture quotidienne et dévorante. J-L. C. : Ce que Le Lay
sous-entend est un peu diabolique, c’est une authentique manipulation ! La
culture en est aux antipodes et si elle n’avait pour seule vocation que d’être
distraction ou décoration, si sa mission première n’était pas d’améliorer la
condition de l’Homme, autant dire qu’elle n’aurait aucune raison d’être. Mais
il faut en même temps dissiper un malentendu : la culture n’a pas pour
trait de caractère la gravité, la sévérité, l’ennui, la tristesse. Elle est
aussi jubilation et génératrice de bonheur. Bien sûr. Mais
c’est dans l’œuvre de Romain Gary, inspiré par Malraux, que j’ai trouvé de
belles formulations qui stimulent mes raisons de militer pour la culture. Dans
« Europa » il fait
dire à son héros Danthès des choses fortes : « La culture
c’est ce qui, dans la beauté abstraite de Mallarmé, se met à lutter aujourd’hui
contre les taudis, c’est ce qui, chez Rembrandt, chez Vermeer, chez Cervantès,
rend, pour ceux qui ne manquent de rien, la situation des masses affamées du
tiers monde incompatible avec l’œuvre de Rembrandt, de Vermeer, de Cervantès…
La culture est un changement des œuvres par le progrès social qu’elle exige et
auquel elle parvient (…). La culture c’est la lutte contre tout ce qui
fait de l’art un luxe et de la beauté une aliénation et une provocation :
c’est la naissance de l’éthique à partir de l’esthétique… La culture c’est ce
qui tire les œuvres d’art de leur aliénation en attaquant toutes les réalités
sociales encore indignes des chefs-d’œuvre… » (p. 312) Parvenir à
l’éthique par l’esthétique, voila un mot d’ordre ! Et on ajoutera,
toujours dans la bouche de Danthès : « L’Europe
de ses rêves ne pouvait coexister pacifiquement avec la souffrance,
l’abêtissement, et la misère physiologique d’un milliard d’êtres humains pour
lesquels le mot même de « culture » était une insulte et une
provocation. » (p.109) Que jamais le mot
culture ne soit une insulte et une provocation. Romain Gary avait écrit ses
textes au cours des années 1970. J-L.
C. : Je partage pleinement cette vision et
cette conception de la culture et les formulations de Romain Gary sont claires.
Elles sont progressistes ! Les buts qu’il
assigne à la culture sont en même temps un formidable argumentaire contre
l’accaparement par tel courant politique – la gauche par exemple – de la
noblesse de la culture…
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