Dialogue fictif avec un plasticien

Extraits de « Culture en Alsace » ed. du Verger

Robert Grossmann

 

 

La quête du Graal a toujours nécessité des chevauchées conquérantes pour franchir, d’épreuves en épreuves, les difficultés et les obstacles du quotidien. Emerson était lumineusement pertinent lorsqu’il nous a légué sa formule : « accrocher sa charrue à une étoile ».

Voilà quelques réflexions liminaires. Je les ai exposées à J-L. C. en introduction à nos discussions.

Vous avez dit « culture » ?

« L’Europe de ses rêves ne pouvait coexister pacifiquement avec la souffrance, l’abêtissement et la misère physiologique d’un milliard d’êtres humains pour lesquels le mot même de « culture » était une insulte et une provocation. »[1] Romain Gary

 

J-L. C. : Très belle citation d’Emerson en effet, mais quelle étoile en ce début de XXIe siècle… et quel laboureur ? Et au fait, de quoi parlons-nous lorsque nous brandissons le mot “culture”, mot aux emplois multiples, mot polysémique qui peut exprimer tout à la fois une arrogance sans fondement, un étalage de superficialités ou, au contraire, une humilité dans la recherche du savoir, l’amour de la connaissance, le plaisir de fréquenter des œuvres qui vous subliment, la quête de sens ?

D’entrée il me semble nécessaire d’affirmer que la culture ne saurait être un instrument de politique partisane.

Ni gauche ni droite mais au service de tous et de chacun. Pas « d’hégémonie culturelle » politicienne. Désolé pour Gramsci et les gramsciens !

Jacques Rigaud, dont les ouvrages font autorité, l’a exprimé en une formule à laquelle je n’ai cessé d’adhérer :

« La culture ne peut être un enjeu politique à plus forte raison ne saurait-elle être un instrument de pouvoir. Il faut donc affirmer l'éminente dignité de la culture, irréductible aux autres activités de la vie sociale, et la mettre en mesure de s'imposer dans les arbitrages politiques et financiers. »

À titre personnel j’ai toujours été surpris par ceux qui se sentaient obligés d’engager leur entretien avec moi par : « Je ne suis pas de votre bord… » ou « Je ne partage pas vos idées, mais j’ai de l’estime pour votre engagement et votre action. » – Quelles sont donc mes idées ? Quel est donc mon bord ? leur disais-je. Il est vrai que ma fidélité aux différents mouvements réputés de droite m’a assimilé à ceux qui en sont et pour qui la culture est loin d’être une préoccupation.

En tentant de définir cette indéfinissable culture, je risquerais volontiers une formule : « la culture est un “rendez vous”, une promesse de rencontre avec ce qu’il y a de plus profond et de plus sensible en nous-mêmes. Une rencontre avec notre propre émotion à travers l’art. Un rendez-vous avec l’essentiel, donc ! »

Je n’ai cessé de réfléchir à : « qu’est ce que la culture ? », certain, à chaque tentative, de ne pas trouver les bons mots pour traduire ce qu’elle représente.

J’ajouterai qu’elle est génératrice de sens et incite à stimuler cette capacité de curiosité et d’émerveillement qui fait tomber les voiles de l’opacité quotidienne.

J-L. C. : On peut aussi, de manière plus académique, se rallier à l’une des définitions du « Robert » : « La culture est l’ensemble des connaissances qui permettent de développer le sens critique, le goût, le jugement. »

Mais elle n’est en aucun cas un stock de savoirs accumulés et, saluons la sagesse de Montaigne : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine ». C’est ce vers quoi devrait conduire la culture !

J-L. C. : Enfin, il n’est pas impossible d’éviter le lieu commun « La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié ». Mais ça, c’est plutôt une question d’état de la mémoire de chacun…

Je voudrais souligner combien les lignes de Paul Valéry, écrites au fronton du Palais de Chaillot, me semblent éloquentes et nécessaires car la culture c'est aussi le désir :

« Il dépend de celui qui passe

Que je sois tombe ou trésor

Que je parle ou me taise

Cela ne tient qu'à toi

Ami n'entre pas sans désir. »

J-L. C. : Susciter du désir, faire entrer le plus grand nombre possible « d’amis » au royaume de la culture est une belle mission, la seule valable à mon sens pour un décideur, à plus forte raison un élu !

Alors que beaucoup s’enferment dans le culte de l’élitisme il me semble aller de soi que la culture est destinée à être partagée.

Pourtant, si une minorité de nos concitoyens est saisie par le désir “d’entrer ”, d’autres, hélas trop nombreux, ne ressentent pas le souffle du sens levé par la culture. Le grand élan que suscitent les artistes et leurs interprètes passe à côté d’eux sans qu’ils en soient effleurés.

Ceux-là, du bord du chemin, ne peuvent rester des laissés pour compte. C’est même d’eux qu’il convient de se préoccuper en priorité, de faire en sorte que de plus en plus de regards s’ouvrent sur ce qui fut trop longtemps le domaine d’une élite secrètement jalouse, de happy few d’autant plus heureux qu’ils étaient moins nombreux à cueillir les parfums de l’art.

J-L. C. : Moi je souhaite que mes œuvres soient vues par le plus grand nombre. Certes je ne suis pas indifférent à l’avis d’universitaires éclairés, d’amateurs d’art pointus, mais le rayonnement le plus large possible de la culture me semble indispensable.

Il nous appartient à nous, élus, et aux responsables publics de conquérir ce vaste territoire de la friche et de faire gagner la culture pour tous. Nous avons à rendre le terreau fertile.

Malraux a défini la mission de son ministère lors de sa création par cette formule publiée au journal officiel : « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». Il n’y a rien à changer à ce projet idéaliste qui devrait être une feuille de route pour chaque élu en charge de la culture.

J-L. C. : Il convient d’autant plus de la suivre avec conviction qu’il y a, en la matière, une urgence de plus en plus saisissante car aujourd’hui la seule culture « pour tous » semble bien être hélas celle de la télévision, le bouton sur lequel on clique avec facilité pour « recevoir » et ingurgiter les éléments les plus élémentaires et les plus faciles, ceux qui parlent à nos instincts.

La culture, celle que nous évoquons ici, suppose un effort pour accéder au plaisir de la connaissance. Lire est action. Il faut saisir le livre, parcourir ses pages, intégrer les phrases écrites, tandis que l’image se donne à nous de manière immédiate. La plupart des manieurs de programmes de télévisions recherchent évidemment l’image la plus accessible à tous, d’où la consultation permanente de l’audimat pour plaire, comme certains hommes politiques consultent en permanence leurs sondages.

La mission de ceux qui détiennent une responsabilité dans le domaine de la culture devrait consister à ne pas privilégier les projets suggérés par les taux d’audience, donc de popularité supposée. Ils sont toutefois peu nombreux, aujourd’hui, ceux qui ont le courage de ne pas suivre l’appétit des foules dans le but de leur apporter un « mieux-disant culturel ».

La responsabilité bien comprise des élus devrait consister à ne pas suivre, forcément et toujours, leurs électeurs, mais parfois à les précéder et à leur indiquer les voies vers les pentes plus élevées, celles qui conduisent au sens.

S’ils se laissaient aller à une permanente facilité, ils finiraient par s’identifier inconsciemment à Patrick Le Lay tant il est vrai que pour la majorité de nos concitoyens la culture c’est la télévision. Dès lors, l’audimat fixe les choix des programmes : Loft Story, Secret Story, l’Île de la tentation, Qui veut gagner des millions. C’est dire…

La télé est en réalité gérée par les annonceurs, et la publicité est un outil essentiel de formatage idéologique des esprits. Images de réussite fondées sur un surcroît de consommation : pour être beau, heureux, en bonne santé il faut ressembler à la star qui utilise Yves Saint Laurent, la vamp qui respire Chanel, la jeune senior qui mange du yaourt pour consolider ses os avant d’aller marcher en montagne. Il faut l’after shave de Sébastien Loeb, manger ces friandises au chocolat parce que Jo Wilfrid Tsonga trouve que se sont les meilleures…

Qui pourrait oublier la sortie de Patrick Le Lay ? «… À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. »

Voilà l’anti-culture quotidienne et dévorante.

J-L. C. : Ce que Le Lay sous-entend est un peu diabolique, c’est une authentique manipulation ! La culture en est aux antipodes et si elle n’avait pour seule vocation que d’être distraction ou décoration, si sa mission première n’était pas d’améliorer la condition de l’Homme, autant dire qu’elle n’aurait aucune raison d’être. Mais il faut en même temps dissiper un malentendu : la culture n’a pas pour trait de caractère la gravité, la sévérité, l’ennui, la tristesse. Elle est aussi jubilation et génératrice de bonheur.

Bien sûr. Mais c’est dans l’œuvre de Romain Gary, inspiré par Malraux, que j’ai trouvé de belles formulations qui stimulent mes raisons de militer pour la culture. Dans « Europa » il fait dire à son héros Danthès des choses fortes :

« La culture c’est ce qui, dans la beauté abstraite de Mallarmé, se met à lutter aujourd’hui contre les taudis, c’est ce qui, chez Rembrandt, chez Vermeer, chez Cervantès, rend, pour ceux qui ne manquent de rien, la situation des masses affamées du tiers monde incompatible avec l’œuvre de Rembrandt, de Vermeer, de Cervantès… La culture est un changement des œuvres par le progrès social qu’elle exige et auquel elle parvient (…). La culture c’est la lutte contre tout ce qui fait de l’art un luxe et de la beauté une aliénation et une provocation : c’est la naissance de l’éthique à partir de l’esthétique… La culture c’est ce qui tire les œuvres d’art de leur aliénation en attaquant toutes les réalités sociales encore indignes des chefs-d’œuvre… » (p. 312)

Parvenir à l’éthique par l’esthétique, voila un mot d’ordre !

Et on ajoutera, toujours dans la bouche de Danthès :

« L’Europe de ses rêves ne pouvait coexister pacifiquement avec la souffrance, l’abêtissement, et la misère physiologique d’un milliard d’êtres humains pour lesquels le mot même de « culture » était une insulte et une provocation. » (p.109)

Que jamais le mot culture ne soit une insulte et une provocation. Romain Gary avait écrit ses textes au cours des années 1970.

J-L. C. : Je partage pleinement cette vision et cette conception de la culture et les formulations de Romain Gary sont claires. Elles sont progressistes ! Les buts qu’il assigne à la culture sont en même temps un formidable argumentaire contre l’accaparement par tel courant politique – la gauche par exemple – de la noblesse de la culture…

 



[1] Europa, Romain Gary, Gallimard, coll. Folio, 1999, p.109