LE MONDE | 28.02.06 | 13h11

Pourquoi il faut défendre mordicus l'usage du français, par Claude Hagège

Un assassinat est imminent, celui du français comme langue scientifique et commerciale. En effet, un amendement à la (bénéfique) loi de programme pour la recherche est en voie d'être soumis discrètement (en séance de nuit, aux effectifs réduits !), avant la fin du mois de février, à l'Assemblée nationale. Cet amendement conduirait à la ratification du protocole de Londres sur les brevets d'invention. De quoi s'agit-il ? Tout simplement d'un texte qui imposerait l'anglais comme langue des brevets, annulant l'obligation d'une traduction en français. Y a-t-il, dira-t-on, de quoi perdre le sommeil ? Oui ! Il y a même de quoi se battre avec la dernière énergie ! Pourquoi ? Pour de multiples raisons.

La première est que si la balance française des brevets est en déséquilibre, ce n'est pas par défaut d'anglais, mais à cause de l'insuffisance de l'effort de recherche et de l'esprit d'invention, qu'on devrait éveiller résolument dès le début de l'école primaire.

Même si l'on "oublie" que la ratification d'un texte imposant l'anglais est illégale, puisqu'elle viole et l'article 2 de la Constitution (sur le français, langue de la République) et la loi Toubon, et même si l'on "néglige" de rappeler que le passage par la Commission des affaires étrangères, ici esquivé, est obligatoire, un fait demeure. Il s'agit d'une atteinte de plus, et énorme cette fois, à la souveraineté de la France s'exprimant dans sa langue et, par conséquent, le prestige de la France et son influence dans le monde sont ici gravement menacés, sinon ridiculisés.

Malgré les attendus lénifiants des entreprises anglophones et d'une partie du patronat français habitée d'une anglomanie mimétique dont rien n'a jamais démontré qu'elle soit commercialement plus efficace, le but de l'opération n'est pas de faciliter la communication ni de donner à tous des chances égales à travers une même langue ; le but est, en fait, d'éliminer tout statut officiel des langues autres que l'anglais dans les secteurs où une concurrence menacerait les intérêts commerciaux des pays anglophones, seule et unique motivation de ces derniers.

La réalisation de ce programme est déjà fortement avancée dans les sciences, où les nomenclatures (y compris celles de la botanique, jusqu'ici latines) deviennent anglaises, accroissant la suprématie des chercheurs anglophones aux dépens de tous les autres.

Cette mesure permettrait aux déposants anglophones de brevets de faire des économies (modestes, d'ailleurs, le coût des traductions, aujourd'hui 23 euros environ par page pour un texte d'une douzaine de pages, étant marginal par rapport à celui, élevé, des annuités de maintien en vigueur). Les conséquences seraient d'une tout autre ampleur pour les entreprises françaises. Dans la logique d'un dépôt en anglais, celles-ci seraient amenées à recruter en priorité un nombre croissant d'ingénieurs anglophones. Cela établirait une discrimination contre les Français et compromettrait la formation en français légitimement demandée aux cadres étrangers.

En outre, la traduction dans la langue des pays non signataires demeurerait une charge, certes légère, mais symboliquement lourde, la France ayant, quant à elle, sacrifié le français.

Enfin, les entreprises françaises, en particulier petites et moyennes, n'ayant plus accès qu'à travers une traduction aléatoirement assurée par elles-mêmes aux descriptions techniques et aux informations scientifiques sur les innovations, verraient menacée leur sécurité économique, et même juridique ; et cela sans parler de la redoutable fragilisation du droit français et de l'invasion des plaidoiries en anglais dans les cas de procès pour contrefaçons et autres abus, sachant que la France compte environ 40 000 avocats et les Etats-Unis 2 millions au moins, dont les tarifs seraient hors de portée des firmes les plus modestes, non nécessairement les moins innovantes.

La France va-t-elle donc s'engager toujours plus avant dans la voie d'un déclin annoncé, dont beaucoup de Français se font les complices, naïfs ou trompés ? La ratification du protocole de Londres n'améliorerait en rien la compétitivité des entreprises françaises. En revanche, on peut garantir qu'elle conduirait au déclin de la France face à une volonté hégémonique anglophone qui ne peut considérer qu'avec une impatience agacée le maintien, même de plus en plus compromis, d'une pulsion de diversification dont la France est encore, dans le monde d'aujourd'hui, le modèle évident. Méditons les mots de grands... Américains dont le regard n'est pas obscurci par les illusions, et par exemple celui-ci : "La mondialisation n'est pas un concept sérieux. Nous l'avons inventé pour faire accepter notre volonté d'exploiter les pays placés dans notre zone d'influence" (J. K. Galbraith, illustre économiste).

Le protocole de Londres sur les brevets d'invention doit être vu pour ce qu'il est : un acte de guerre contre les langues et leur diversité. Sa ratification serait une erreur aussi dramatique qu'absurde. Il est certain que face aux menaces de la violence dans le monde contemporain, la solidarité de l'Europe et d'autres parties du monde avec les Etats-Unis est justifiée. Mais est-ce assez pour que tous ces pays immolent leur souveraineté linguistique, culturelle et donc, en dernier ressort, économique et politique ?

Il existe encore en France, à côté des masses indifférentes, un grand nombre d'esprits libres et lucides, prêts à lutter contre les fausses fatalités. Le présent texte n'a d'autre but que de contribuer à rallier ces énergies en apportant un petit concours à un combat urgent et grave.

Linguiste, Claude Hagège est professeur au Collège de France.


Article paru dans l'édition du 01.03.06