L’abbé Mugnier

Je lis avec délectation le journal de l’abbé Mugnier. C’est un vrai journal qui évoque soixante années de la vie de ce personnage hors norme. Six décennies sur deux siècles tragiques, passionnants, déroutants : « Un siècle qui débute par le consul Bonaparte et qui finit avec le président Loubet » écrira t-il au crépuscule du XIX ième.

L’abbé est avant tout passionné de lettres et de littérature. Il est d’une formidable lucidité sur sa condition ecclésiastique et dès lors transparaissent des moments de lucide émotion : « Mon journal de vicaire n’a jamais été qu’un gémissement continu. Soyons logique et terrons nous. ». Il semble clairvoyant sur l’état de certains mythes « Le grand miracle c’est qu’on ne meure pas à Lourdes même étant donné l’absence d’hygiène. Huysmans a vu des malades horribles. La piscine st un bouillon de pus. Lourdes sent la vanille, la poussière, le pus », septembre 1904, il est vrai !

Au long de ces pages, au long de ses journées on voit défiler Huysmans, Proust, Barrès, Cocteau, Picasso, Satie et tant d’autres écrivains, musiciens, peintres...Kerinski le révolutionnaire. Il y a aussi une ribambelle de dames à particules et comtesses, duchesses, pricesses aux tables desquelles se nouent des conversations à intérêt varié, excitantes intellectuellement certains soirs, ternes et vides à d’autres. Est-il fasciné par ces dames, entiché de certaines même ? Il n’hésite pas à évoquer l’amour de la manière la plus réaliste mais aussi la plus discrète, comme il sied à un authentique écrivain.

Mais quel surprenant réalisme chez l’abbé. Le 6 avril 1912 il raconte qu’on a dépouillé le dossier Théophile Gauthier à Chantilly : «Une amoralité extraordinaire. L’ordure facile. Il terminait des lettres à des amis par ces mots : « Je te baise le cul avec componction » 

Je lis à petites doses et c’est chaque fois un bonheur. Il y est même question de Madame de Pourtalès chez qui il a diné..Rue Tronchet?Il évoque évidemment l’Alsace Lorraine. L’abbé vit la période 1914/18 loin du front, à Paris. Mais il est sans concession contre la boucherie : « Oui il faudrait faire la paix. Et on ne veut pas la faire…Et on préfère la mort de milliers de Français, Mort stérile ! On tue les Français pour la France. On se tue au nom de Dieu ? »28 mai 1916.

Et son regard sur le genre humain est, lui aussi, sans concession : « Le coté épouvantable de cette guerre, c’est que non seulement on tue le plus possible mais que si on pouvait découvrir un moyen encore plus meurtrier, vite on s’en servirait. Sauvagerie humaine… » 28 mars 1918

« Les chrétiens sont terriblement inconséquents. Ils mettent de coté leurs principes quand cela leur plait… » 31 mars 1918

Ce journal recèle des sentiments épicuriens mâtinés de leçons stoïciennes.Mais Dieu est présent et de la meilleure manière...

On y découvre des révélations délicieuses : « Bourget m’a raconté ses souvenirs sur Zola. Quand Zola s’occupa de l’affaire Dreyfus, Bourget essaya de l’en détourner. Et Zola de lui répondre : «Je suis un dogue quand j’ai mordu, je ne lâche plus le morceau. » Zola allait lire du Musset à un concierge, frèsr je crois, de la cuisinière à qui il fit un enfant. Mme Bourget rappelait avoir entendu Mme Zola dire à son mari : « Minet, veux-tu un chocolat ? » Zola un minet !

Et des pépites comme ce mot de Cocteau citant Goethe : « Un peuple est perdu quand il ne fait plus la révérence aux étoiles »

Le terrible jugement sur les hommes –seulement ses contemporains ?-est toujours présent : « Le Français a besoin de haïr, politiquement, militairement, religieusement. »

Ce journal est un modèle du genre, personnel, intime, social, littéraire. Il est aussi une leçon !